cile cognoissance et abstruse descouverte), | inexplicable et fatale, mediatrice de ceste union. tors naissois en aimé le desir d'une concep : tion spirituelle par l'entremise d'une spirituelle beauté. Ceste cy estoit icy principale; la corporelle accidentale et seconde tout le rebours de l'amant. A ceste cause preferent ils l'aimé, et verifient que les dieux aussi le preferent; et tansent grandement le poëte Eschylus d'avoir en l'amour d'Achilles et de Patroclus donné la part de l'amant à Achilles, qui estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence et le plus beau des Grecs. Après ceste communauté generale, la maistresse et plus digne partie d'icelle exerçant ses offices et predominant, ils disent qu'il en provenoit des fruicts très utiles au privé et au public; que c'estoit la force des païs qui en recevoient l'usage, et la principale deffense de l'equité et de la liberté: tesmoings les salutaires amours de Harmodius et d'Aristogiton. Pourtant la nomment ils sacrée et divine; et n'est, à leur compte, que la violence des tyrans et lascheté des peuples qui luy soit adversaire. Enfin, tout ce qu'on peult donner à la faveur de l'academie, c'est dire que c'estoit un amour se terminant en amitié; chose qui ne se rapporte pas mal à la definition stoïque de l'amour: Amorem conatum esse amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie1. Je reviens à ma description de façon plus equitable et plus equable. Omninò amicitia, corroboratis jam confirmatisque et ingeniis, et ætatibus judicandæ sunt2. Au demourant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié de quoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en l'aultre d'un meslange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymoys, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant : « Parce que c'estoit luy; parce que c'estoit moy. » Il y a, au delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulierement, je ne sçay quelle force (1) L'amour est l'envie d'obtenir l'amitié d'une personne qui nous attire par sa beauté. Cic., Tusc. quæst., IV, 34. (2) L'amitié ne peut être solide que dans la maturité de l'âge et de l'esprit. Cic., de Amicit., c. 20. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports; je croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms; et à nostre premiere rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous feut si proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une satyre latine excellente, qui est publiée 1, par laquelle il excuse et explique la precipitation de nostre intelligence si promptement parvenuc à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous estions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelque année), elle n'avoit point à perdre temps; et n'avoit à se regler au patron des amitiés molles et regulieres, ausquelles il fault tant de precautions de longue et prealable conversation. Ceste cy n'a point d'aultre idée que d'elle mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy; ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est je ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, la mena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille; je dis perdre, à la verité, ne nous reservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien ou mien. Quand Lelius2, en presence des consuls romains, lesquels, après la condamnation de Tiberius Gracchus, poursuyvoient touts ceulx qui avoient esté de son intelligence, veint à s'enquerir de Caius Blossius (qui estoit le principal de ses amis), combien il eust voulu faire pour luy, et qu'il eust respondu: «Toutes choses ; — (1) Dans le recueil déjà cité plus haut, Paris, 1571. Voici quelques-uns des vers dont Montaigne veut parler : Prudentum bona pars vulgò malè credula nulli J. V. L. (2) Cic., de l' Amitié,c. 11; PLUT., Vie des Gracques, c. 5; VAL. MAXIME, IV, 7, 1. J. V. L. Comment toutes choses? suyvit il: et quoy! s'il t'eust commandé de mettre le feu en nos temples? Il ne me l'eust jamais commandé, repliqua Blossius. Mais s'il l'eust faict? adjousta Lelius.-J'y eusse obey,» respondict il. S'il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'avoit que faire d'offenser les consuls par ceste derniere et hardie confession; et ne se debvoit despartir de l'asseurance qu'il avoit de la volonté de Gracchus. Mais toutesfois ceulx qui accusent ceste response comme seditieuse n'entendent pas bien ce mystere, et ne presupposent pas, comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par cognoissance; ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis ou qu'ennemis de leur païs, qu'amis d'ambition et de trouble; s'estants parfaictement commis l'un à l'aultre, ils tenoient parfaictement les resnes de l'inclination l'un de l'aultre; et faictes guider cest harnois par la vertu et conduicte de la raison, comme aussi est il du tout impossible de l'atteler sans cela, la response de Blossius est telle qu'elle debvoit estre. Si leurs actions se demancherent, ils n'estoient ny amis, selon ma mesure, l'un de l'aultre, ny amis à eulx mesmes. Au demourant, ceste response ne sonne non plus que feroit la mienne à qui s'enquerroit à moy de ceste façon : « Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous? et que je l'accordasse; car cela ne porte aulcun tesmoignage de consentement à ce faire, parce que je ne suis point en doubte de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance de touts les discours du monde de me desloger de la certitude que j'ay des intentions et jugements du mien; aulcune de ses actions ne me sçauroit estre presentée, quelque visage qu'elle eust, que je n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charié si uniement ensemble, elles se sont considerées d'une si ardente affection, et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l'une de l'aultre, que non seulement je cognoissoys la sienne comme la mienne, mais je me feusse certainement plus volontiers fié à luy de moy qu'à moy. Qu'on ne me mette pas en ce reng ces aultres amitiés communes; j'en ay autant de cognoissance qu'un aultre, et des plus parfaictes de leur genre; mais je ne conseille pas qu'on con " 66 fonde leurs regles; on s'y tromperoit. Il fault marcher en ces aultres amitiés la bride à la main, avecques prudence et precaution; la liaison n'est pas nouée en maniere qu'on n'ait aulcunement à s'en desfier. « Aimez le, disoit Chilon, comme ayant quelque jour à le haïr; haïssez le comme ayant à l'aimer1. » Ce precepte, qui est si abominable en ceste souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiés ordinaires et coustumieres; à l'endroict desquelles il fault employer le mot qu'Aristote avoit très familier: «O mes amis ! il n'y a nul amy2. En ce noble commerce, les offices et les bienfaicts, nourrissiers des aultres amitiés, ne meritent pas seulement d'estre mis en compte ; ceste confusion si pleine de nos volontés en est cause; car tout ainsi que l'amitié que je me porte ne reçoit point augmentation pour le secours que je me donne au besoing, quoy que dient les stoïciens, et comme je ne me sçay aulcun gré du service que je me foys, aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels debvoirs, et haïr et chasser d'entre eulx ces mots de division et de difference, bienfaict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant, par effect, eommun entre eulx, volontés, pensements, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n'estant qu'une ame en deux corps, selon la très propre definition d'Aristote3, ils ne se peuvent prester ny donner rien. Voylà pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de ceste divine liaison, deffendent Jes donations entre le mary et la femme, voulants inferer par là que tout doibt estre à chascun d'eulx, et qu'ils n'ont rien à diviser et partir ensemble. Si, en l'amitié de quoy je parle, l'un pouvoit donner à l'aultre, ce seroit celui qui recevroit le bienfaict qui obligeroit son compaignon car cherchant l'un et l'aultre, plus que (1) D'autres, comme Aristote, Rhétorique, II, 13; CIC., de l'Amitié, c. 16; DIOG. LAERCE, I, 87, attribuent cette maxime à Bias. C'est Aulu-GELLE, 1, 3, qui la donne à Chilon. Elle se retrouve dans l'Ajax de Sophocle, v. 687, et dans les sentences de PuBLIUS SYRUS, cité par Aulu-Gelle, XVII, 14. Sacy l'a combattue dans son traité de l'Amitié, liv. II, page 62, édit. de 1704. J. V. L. (2) DIOG. LAERCE, V, 21 : Ὦ φίλοι, οὐδεὶς φίλος, G, (3) Ibid., V, 20. C. toute aultre chose, de s'entre-bienfaire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion est celuy là qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy d'effectuer en son endroict ce qu'il desire le plus. Quand le philosophe Diogenes avoit faulte d'argent, il disoit qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit 1. Et pour montrer comment cela se practique par effect, j'en reciteray un ancien exemple singulier 2. Eudamidas, Corinthien, avoit deux amis, Charixenus, Sicyonien, et Areteus, Corinthien: venant à mourir, estant pauvre, et ses deux amis riches, il feit ainsi son testament : « Je legue à Areteus de nourrir ma mere, et l'en« tretenir en sa vieillesse; à Charixenus, de « marier ma fille, et luy donner le douaire le plus grand qu'il pourra et au cas que l'un « d'eulx vienne à defaillir, je substitue en sa "part celuy qui survivra. » Ceulx qui premiers veirent ce testament s'en moquerent; mais ses heritiers en ayants esté advertis l'accepterent avec un singulier contentement: et l'un d'eulx, Charixenus, estant trespassé cinq jours après, la substitution estant ouverte en faveur d'Areteus, il nourrit curieusement ceste mere; et de cinq talents qu'il avoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles il feit les nopces en mesme jour. Cest exemple est bien plein, si une condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis; car ceste parfaicte amitié de quoy je parle est indivisible: chascun se donne si entier à son amy qu'il ne luy reste rien à despartir ailleurs; au rebours, il est marry qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et qu'il n'ayt plusieurs ames et plusieurs volontés, pour les conferer toutes à ce subject. Les amitiés communes, on les peult despartir; on peult aymer en cestuy cy la beauté; en cest aultre, la facilité de ses mœurs; en l'aultre, la liberalité; en celuy là, la paternité; en cest aultre, la fraternité; ainsi du reste mais ceste amitié qui possede l'ame et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu'elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez vous? S'ils requeroient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez vous? Si (1) DIOG. LAERCE, VI, 46. C. (2) Extrait du Toxaris de LUCIEN, C. 22. J. V. L. l'un commettoit à vostre silence chose qui feust utile à l'aultre de sçavoir, comment vous en demesleriez vous? L'unique et principale amitié descoust toutes aultres obligations : le secret que j'ai juré ne deceler à un aultre, je le puis sans parjure communiquer à celuy qui n'est pas aultre, c'est moy. C'est un assez grand miracle de se doubler; et n'en cognoissent pas la haulteur ceulx qui parlent de se tripler. Rien n'est extreme qui a son pareil: et qui presupposera que de deux j'en aime autant l'un que l'aultre, et qu'ils s'entr'ayment et m'ayment autant que je les ayme, il multiplie en confrairie la chose la plus une et unie, et de quoy une seule est encores la plus rare à trouver au monde. Le demourant de ceste histoire convient très bien à ce que je disais : car Eudamidas donne pour grace et pour faveur à ses amis de les employer à son besoing; il les laisse heritiers de ceste sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bienfaire et sans doubte la force de l'amitié se montre bien plus richement en son faict qu'en celuy d'Areteus. Somme, ce sont effects inimaginables à qui n'en a gousté, et qui me font honnorer à merveille la response de ce jeune soldat à Cyrus, s'enquerant à luy pour combien il vouldroit donner un cheval par le moyen duquel il venoit de gaigner le prix de la course, et s'il le vouldroit eschanger à un royaume : «Non certes, sire; mais bien le lair« rois je volontiers pour en acquerir un amy, "si je trouvois homme digne de telle alliance 1.» Il ne disoit pas mal, « si je trouvois; » car on treuve facilement des hommes propres à une superficielle accointance: mais en ceste cy, en laquelle on negocie du fin fond de son courage, qui ne faict rien de reste, certes il est besoing que touts les ressorts soyent nets et seurs par faictement. Aux confederations qui ne tiennent que par un bout, on n'a à pourvoir qu'aux imperfections qui particulierement interessent ce bout là. Il n'importe de quelle religion soit mon medecin et mon advocat ; ceste consideration n'a rien de commun avecques les offices de l'amitié qu'ils me doibvent: et en l'accointance domestique que dressent avecques moy ceulx qui me servent, j'en foys de mesme, et m'enquiers peu d'un laquay s'il est chaste, je cherche s'il (1) XENOPHON, Cyropedie, VIII, 5. C. est diligent; et ne crains pas tant un muletier joueur que imbecille, ny un cuisinier jureur qu'ignorant. Je ne me mesle pas de dire ce qu'il fault faire au monde, d'aultres assez s'en meslent, mais ce que j'y foys. Mihi sic usus est: tibi, ut opus est facto, face1. A la familiarité de la table j'associe le plaisant, non le prudent; au lict, la beauté avant la bonté; en la societé du discours, la suffisance, voire sans la preud'hommie: pareillement ailleurs. Tout ainsi que cil qui feut rencontré à chevauchons sur un baston, se jouant avecques ses enfants, pria l'homme qui l'y surprint de n'en rien dire jusques à ce qu'il feust pere luy mesme 2; estimant que la passion qui luy naistroit lors en l'ame le rendroit juge equitable d'une telle action : je souhaiterois aussi parler à des gents qui eussent essayé ce que je dis : mais scachant combien c'est chose esloignée du commun usage qu'une telle amitié, combien elle est rare, je ne m'attends pas d'en trouver aulcun bon juge; car les discours mesmes que l'antiquité nous a laissé sur ce subject me semblent lasches au prix du sentiment que j'en ay; et, en ce poinct, les effects surpassent les preceptes mesmes de la philosophie. et Nil ego contulerim jucundo sanus amico 3. L'ancien Menander disoit celuy là heureux qui avoit peu rencontrer seulement l'ombre d'un amy: il avoit certes raison de le dire, mesme s'il en avoit tasté. Car, à la verité, si je compare tout le reste de ma vie, quoyqu'avecques la grace de Dieu je l'aye passée doulce, aysée, et, sauf la perte d'un tel amy, exempte d'affliction poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement mes commodités naturelles et originelles, sans en rechercher d'aultres; si je la compare, dis je, toute aux quatre années qu'il m'a esté donné de jouyr de la doulce compaignie et societé de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est qu'une nuict obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, Quem semper acerbum, Semper honoratum (sic di voluistis!) habebo", (1) C'est ainsi que j'en use, faites comme vous l'entendrez. TERENCE, Heautont., act. I, sc. I, v. 28. (2) PLUT., Vie d'Agesilas, c. 9. C. Tant que j'aurai ma raison, je ne trouverai rien de comparable à un tendre ami. HoR., Sat., 1, 5, 44. 4) PLET., de l'Amitié fraternelle, c. 3. C. ▷ Jour fatal que je dois pleurer, que je dois honorer à ja je ne foys que traisner languissant ; et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte : nous estions à moitié de tout; il me semble je lui desrobe sa part. Nec fas esse ulla me voluptate hic frui que Decrevi, tantisper dùm ille abest meus particeps'. J'étais desjà si faict et accoustumé à estre deuxiesme partout qu'il me semble n'estre plus qu'à demy. Illam meæ si partem animæ tulit Il n'est action ou imagination où je ne le treuve à dire; comme si eust il bien faict à moy: car de mesme qu'il me surpassoit d'une distance infinie en toute aultre suffisance et vertu, aussi faisoit il au debvoir de l'amitié. Quis desiderio sit pudor, aut modus O misero frater adempte mihi! Omnia tecum una perierunt gaudia nostra, Quæ tuus in vitá dulcis alebat amor. Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater; Tecum una tota est nostra sepulta anima: Cujus ego interitu tota de mente fugavi Hæc studia, atque omnes delicias animi, Alloquar? audiero nunquàm tua verba loquentem? Nunquam ego te, vità frater amabilior, Adspiciam posthac? At certè semper amabo 4. Mais oyons un peu parler ce garson de seize ans. mais, puisque telle a été, grands dieux, votre volonté suprême! VIRG., Eneid., V, 49. (1) Et je ne pense pas qu'aucun plaisir me soit permis, maintenant que je n'ai plus celui avec qui je devais tout partager. TER., Heautont., act. I, sc. 1, v. 97. Montaigne, comme il fait souvent, a changé ici plusieurs mots. (2) Puisqu'un sort cruel m'a ravi trop tôt cette douce moitié de mon âme, qu'ai-je à faire de l'autre moitié séparée de celle qui m'était bien plus chère? Le même jour nous a perdus tous deux. HoR., Od., II, 17, 5. (3) Puis-je rougir ou cesser de pleurer une tête si chère? HOR., Od., I, 24, 1. (4) O mon frère ! que je suis malheureux de t'avoir perdu! Ta mort a détruit tous nos plaisirs; avec toi s'est évanoui tout le bonheur que me donnait ta douce amitié! avec toi mon âme est tout entière ensevelie! Depuis que tu n'es plus, j'ai dit adieu aux muses, à tout ce qui faisait le charme de ma vie!... Ne pourrai-je donc plus te parler et t'entendre? O toi qui m'étais plus cher que la vie, ô mon frère! ne pourrai-je plus te voir? Ah! du moins je t'aimerai toujours! CATUL., LXVIII, 20; LXV, 9. Parce que j ai trouvé que cest ouvrage1 a esté depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'aultres escripts de leur farine, je me suis dedict de le loger icy. Et à fin que la memoire de l'aucteur n'en soit interessée en l'endroict de ceulx qui n'ont peu cognoistre de près ses opinions et ses actions, je les advise que ce subject feut traicté par luy en son enfance par maniere d'exercitation seulement, comme subject vulgaire et tracassé en mille endroicts des livres. Je ne foys nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escrivoit; car il estoit assez consciencieux pour ne mentir pas mesme en se jouant: et scay davantage que s'il eust eu à choisir, il eust mieulx aymé estre nay à Venise qu'à Sarlac ; et avecques raison. Mais il avoit une aultre maxime souverainement empreincte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre très religieusement aux loix sous lesquelles il estoit nay. Il ne feut jamais un meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny plus ennemy des remuements et nouvelletés de son temps; il eust bien plustost employé sa suffisance à les esteindre qu'à leur fournir de quoy les esmouvoir davantage : il avoit son esprit moulé au patron d'aultres siecles que ceux cy. Or, en eschange de cest ouvrage serieux, j'en substitueray un aultre 2, produict en ceste mesme saison de son aage, plus gaillard et plus enjoué. CHAPITRE XXVIII. Vingt et neuf sonnets d'Estienne de La Boëtie. A MADAME DE GRAMMONT, COMTESSE DE GUISSEN3. Madame, je ne vous offre rien du mien, ou (1) Le traité de la Servitude volontaire, imprimé pour la première fois en 1578, dans le troisième tome des Mémoires de l'état de la France sous Charles IX. (Voy. à la fin de ce volume.) Comme cet ouvrage de La Boétie a pour second titre le Contr'un (traduit par De Thou, Ant-Henoticon), Vernier, dans sa Notice sur les Essais de Montaigne, t. I, p. 176, l'appelle, sans doute par méprise, les Quatre contre un. J. V. L. (2) Les vingt-neuf sonnets de La Boëtie qui se trouvent dans le chapitre suivant. (3) Diane, vicomtesse de Louvigny, dite la belle Corisande parce qu'il est desjà vostre, ou pour ce que je n'y treuve rien digne de vous; mais j'ay voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se veissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide ceste grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui jugent mieulx et se servent plus à propos que vous de la poësie; et puis, qu'il n'en est point qui la puissent rendre vifve et animée comme vous faictes par ces beaux et riches accords, de quoy, parmy un million d'aultres beautés, nature vous a estrenée. Madame, ces vers meritent que vous les cherissiez; car vous serez de mon advis, qu'il n'en est point sorty de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en jalousie de quoy vous n'avez que le reste de ce que pieça j'en ay faict imprimer1 soubs le nom de monsieur de Foix, vostre bon parent: car, certes, ceulx cy ont je ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant; comme il les feit en sa plus verte jeunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que je vous diray, madame, un jour à l'aureille. Les aultres furent faicts depuis, comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faveur de sa femme, et sentant desjà je ne sçay quelle froideur maritale. Et moy je suis de ceulx qui tiennent que la poësie ne rid point ailleurs comme elle faict en un subject folastre et desreglé. d'Andouins, mariée en 1567 à Philibert, comte de Grammont et de Guiche, qui mourut au siége de la Fère en 1580. Andoins ou Andouins était une baronnie du Béarn, à trois licues de Pau. Le roi de Navarre, depuis Henri IV, aima cette belle veuve et eut même l'intention de l'épouser. Hamilton, dans son épître au comte de Grammont, dont il a écrit les Mémoires, lui rappelle son illustre aïeule: Honneur des rives éloignées Où Corisande vit le jour, etc. J. V. L. (1) En 1571 et 1572, à Paris. |