reuse et iuste, plustost avecques ignominie que | lement en moy, a esté diversement manié par pour la gloire. Ce personnage là feut veritable- | diversité de formes, non tant plus haultes et ment un patron, que nature choisit pour mon- plus basses (car c'estoient tousiours des plus trer iusques où l'humaine vertu et fermeté pou-haultes en chasque espece), comme differentes voit atteindre. en couleur: premierement, une fluidité gaye et ingenieuse; depuis, une subtilité aiguë et relevee; enfin, une force meure et constante. L'exemple le dira mieulx; Ovide, Lucain, Virgile. Mais voyla nos gents sur la carriere : Sit Cato, dum vivit, sane vel Cæsare maior', dict l'un; Mais ie ne suis pas icy à mesme pour traicter ce riche argument: ie veulx seulement faire luicter ensemble les traits de cinq poëtes latins sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton, et, par incident, pour le leur aussi. Or, debvra l'enfant bien nourry trouver, au prix des aultres, les deux premiers traisnants; le troisiesme plus verd, mais qui s'est abbattu par l'extravagance de sa force : il estimera que là il y auroit place à un ou deux degrez d'invention encores pour arriver au quatriesme, sur le poinct duquel il ioindra ses mains par admiration : au dernier, premier de et le quatriesme sur les louanges de Cesar : quelque espace, mais laquelle espace il iurera ne pouvoir estre remplie par nul esprit humain, il s'estonnera, il se transira. Voicy merveille: nous avons bien plus de poëtes que de iuges et interpretes de poësie; il est plus aysé de la faire que de la cognoistre. A certaine mesure basse, on la peult iuger par les preceptes et par art: mais la bonne, la supreme, la divine, est au dessus des regles et Et invictum, devicta morte, Catonem dict l'aultre; et l'aultre, parlant des guerres civiles d'entre Cesar et Pompeius, Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni 3; Et cuncta terrarum subacta, Præter atrocem animum Catonis 4; et le maistre du chœur, aprez avoir estalé les noms des plus grands Romains en sa peincture, finit en cette maniere, His dantem iura Catonem 5. CHAPITRE XXXVII. de la raison. Quiconque en discerne la beauté Comme nous pleurons et rions d'une mesme d'une veue ferme et rassise, il ne la veoid pas, non plus que la splendeur d'un esclair : elle ne practicque point nostre iugement; elle le ravit et ravage. La fureur qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores un tiers à la luy ouyr traicter et reciter; comme l'aimant non seulement attire une aiguille, mais infond encores en icelle sa faculté d'en attirer d'aultres : et il se veoid plus clairement aux theatres, que l'inspiration sacree des Muses, ayant premierement agité le poëte à la cholere, au dueil, à la hayne, et hors de soy, où elles veulent, frappe encores par le poëte l'acteur, et par l'acteur consecutivement tout un peuple; c'est l'enfileure de nos aiguilles suspendues l'une de l'aultre '. Dez ma premiere enfance, la poësie a eu cela, de me transpercer et transporter; mais ce ressentiment bien vif, qui est naturel Toutes ces images sont prises de l'Ion de Platon. Voyez les Pensées de ce philosophe, p. 162, éd. de 1824. J. V. L. * Et Caton indomptable, ayant dompté la mort. MANILIUS, Astronom., IV, 87. 'Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée. LUCAIN. 1, 128. • Tout le monde à ses pieds, hormis le fier Caton. HORACE, Od., II, 1, 25. • Et Caton, qui leur dicte des lois. VIRG., Eneid., VIII, 670, roy', que le comte de Montfort gaigna contre | cores la place, et ne facent une courte charge Charles de Blois, sa partie pour le duché de Bretaigne, le victorieux, rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand dueil, il ne fault pas s'escrier soubdain, E cosi avven, che l' animo ciascuna Quand on presenta à Cesar la teste de Pompeius, les histoires 3 disent qu'il en destourna sa veue, comme d'un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avoit eu entre eulx une si longue intelligence et societé au maniement des affaires publicques, tant de communauté de fortunes, tant d'offices reciproques et d'alliances, qu'il ne fault pas croire que cette contenance feust toute faulse et contrefaicte; comme estime cet aultre : Tutumque putavit Iam bonus esse socer; lacrymas non sponte cadentes Effudit, gemitusque expressit pectore læto 4; car, bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu'il puisse quelquesfois estre vray, Heredis fletus sub persona risus est 5, si est ce qu'au iugement de ces accidents, il fault considerer comme nos ames se treuvent souvent agitees de diverses passions. Et tout ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a une assemblee de diverses humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions : aussi en nos ames, bien qu'il y ayt divers mouvements qui les agitent, si fault il qu'il y en ayt un à qui le champ demeure; mais ce n'est pas avecques si entier advantage que, pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent en à leur tour. D'où nous voyons non seulement les enfants, qui vont tout naïfvement aprez la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose : mais nul d'entre nous ne se peult vanter, quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encores, au despartir de sa famille et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage; et si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met il le pied à l'estrier d'un visage morne et contristé. Et quelque gentille flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encores les despend on à force du col de leurs meres pour les rendre à leurs espoux, quoy que die ce bon compaignon : Estne novis nuptis odio Venus? anne parentum Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy là mort, qu'on ne vouldroit auculnement estre en vie. Quand ie tanse avecques mon valet, ie tanse du meilleur courage que i'aye; ce sont vrayes et non feinctes imprecations : mais, cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy, ie luy bien feray volontiers; ie tourne à l'instant le feuillet. Quand ie l'appelle un badin 2, un veau, ie n'entreprends pas de luy coudre à iamais ces tiltres; ny ne pense me desdire, pour le nommer honneste homme, tantost aprez. Nulle qualité ne nous embrasse pure ment et universellement. Si ce n'estoit la con tenance d'un fol de parler seul, il n'est iour ny heure à peine en laquelle on ne m'ouist gronder en moi mesme et contre moy, Bran du fat! et si n'entends pas que ce soit ma definition. Qui, pour me veoir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l'une ou l'aultre soit feincte; il est un sot. Neron, prenant congé de sa mere, qu'il envoyoit noyer 3, sentit toutesfois l'esmotion de cet adieu maternel, et en eut horreur et pitié. On dict que la lumiere du soleil n'est pas d'une piece continue, mais qu'il nous eslance si dru, sans cesse, nouveaux rayons les uns sur les aultres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entre deux: Ou d'Auray, près de Vannes. Cette bataille fut livrée sous Charles V, le 29 septembre 1364. J. V. L. * C'est ainsi que l'ame couvre ses mouvements secrets sous une apparence contraire, triste sous un visage gai, gaie sous un visage triste. PETRARQUE, fol. 25 de l'éd. de Gab, Giolito, 1545. 'PLUTARQUE, Vie de César, c. 13. C. * Dès qu'il crut pouvoir sans péril se montrer sensibleaux malheurs de son gendre, il répandit quelques larmes forcées, et arracha quelques gémissements d'un cœur rempli dejoie. LUCAIN, IX, 1037. Les pleurs d'un héritier sont des ris sous le masque. PUBLIUS SYRUS, apud A. Gellium, XVII, 14. (Traduction de mademoiselle de Gournay,) Vénus est-elleodieuse aux nouvelles mariées? ou se jouentelles de leurs parents par ces feintes larmes qu'elles versent en abondance à l'entrée de la chambre nuptiale? Que je meure, si ces larmes sont sincères! CATULLE, LXVI, 45. * Ce mot, du temps de Montaigne, avoit, à ce qu'il paroît, la signification de diseur de balivernes, de niaiseries. On a dit bade et badise, pour baliverne, bêtise. En Sologne et dans la Beauce, on dit encore bader, pour dire des riens. A. D. * C'est ce que dit Tacite, mais sans l'assurer si positivement que Montaigne: Nero... prosequitur abeuntem, arctius ocuи Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol Ainsin eslance nostre ame ses poinctes diversement et imperceptiblement. à Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et le tansa de la soubdaine mutation de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesuree de ses forces au passage de l'Hellespont pour l'entreprinse de la Grece : il luy print premierement un tressaillement d'ayse à veoir tant de milliers d'hommes à son service, et le tesmoigna par l'alaigresse et feste de son visage; et tout soubdain, en mesme instant, sa pensee luy suggerant comme tant de vies avoient desfaillir au plus loing dans un siecle, il refroigna son front, et s'attrista iusques aux larmes 2. Nous avons poursuyvi avecques resolue volonté la vengeance d'une iniure, et ressenti un singulier contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant. Ce n'est pas de cela que nous pleurons; il n'y a rien de changé: mais nostre ame regarde la chose d'un aultre œil, et se la represente par un aultre visage; car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon leur condition; mais le contour en est si brusque qu'il nous eschappe, et à cette cause, voulants de toute cette suitte continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon' pleure le meurtre qu'il avoit commis d'une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le tyran; mais il pleure son frere. L'une partie de son debvoir est iouee ; laissons luy en iouer l'aultre. CHAPITRE XXXVIII. De la solitude. Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'active: et quant à ce beau mot de quoy se couvre l'ambition et l'avarice, « Que nous ne sommes pas nayz pour nostre particulier, ains pour le public, rapportons nous en hardiment à ceulx qui sont en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire les estats, les charges, et cette tracasserie du monde ne se recherche plustost pour tirer du public son proufit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y poulse en nostre siecle, montrent bien que la fin n'en vault gueres. Respondons à l'ambition, Que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude: car, que fuit elle tant que la societé? que cherche elle tant que ses coudees franches? Il y a de quoy bien et mal faire par tout. Toutesfois, si le mot de Bias est vray, que « La pire part, c'est la plus grande, ou ce que dict l'Ecclesiastique, De mille il n'en est pas un bon ; › Rari quippe boni: numero vix sunt totidem quot Thebarum portæ, vel divitis ostia Nili', que la contagion est tresdangereuse en la presse. II fault ou imiter les vicieux, ou les hair: touts les deux sont dangereux; et de leur ressembler, parce qu'ils sont beaucoup; et d'en haïr beaucoup, parce qu'ils sont dissemblables 5. Et les marchands qui vont en mer ont raison de Nil adeo fieri celeri ratione videtur, lis et pectori hærens, sive explenda simulatione, seu peri- Le soleil, source féconde de lumière, inonde le ciel d'un éclat sans cesse renaissant, et remplace continuellement ses rayons par des rayons nouveaux. LUCRÈCE, V, 282. * HERODOTE, VII, 45 et 46; PLINE, Epist., III, 7; VALÈRE MAXIME, IX, 13, ext. 1, J. V. L. * Rien de si prompt que l'ame quand elle conçoit ou qu'elle agit: elle est plus mobile que tout ce que la nature nous met sous les yeux. LUCRÈCE, III, 183. D'autres lisent, quarum. * CORNELIUS NÉPOS, XX, 1; DIODORE, XVI, 65; PLUTARQUE, Timoléon, etc. J. V. L, * C'est l'éloge que Lucain (II, 385) fait de Caton d'Utique : Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo. C. * DIOGÈNE LAERCE, Viede Bias, à la fin. J. V. L. * Les gens de bien sont rares; à peine en pourroit-on compter autant que Thèbes a de portes, ou le Nil d'embouchures. JUVENAL, XIII, 26. * Ces réflexions sont fidèlement traduites de SÉNÈQUE Epist. 7. C. Ratio et prudentia curas, Non locus effusi late maris arbiter, aufert': l'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contree, Et Post equidem sedet atra cura 2; elles nous suyvent souvent iusques dans les cloistres et dans les escholes de philosophie : ny les deserts, ny les rochiers creusez, ny la haire, ny les ieusnes, ne nous en desmeslent : Hæret lateri lethalis arundo 3, On disoit à Socrates que quelqu'un ne s'estoit aulcunement amendé en son voyage : « Ie crois bien, dict il; il s'estoit emporté avecques soy 4. › regarder que ceulx qui se mettent en mesme | sommes pas desfaicts des principaulx torments vaisseau ne soyent dissolus, blasphemateurs, de nostre vie : meschants; estimants telle societé infortunee. Parquoy Bias plaisamment, à ceulx qui passoient avecques luy le dangier d'une grande tormente, et appelloient le secours des dieux: < Taisez vous, dict il; qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avecques moy1. » Et d'un plus pressant exemple, Albuquerque, vice-roy en l'Inde pour Emmanuel, roy de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un ieune garson, pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril son innocence luy servist de garant et de recommendation envers la faveur divine pour le mettre en sauveté. Ce n'est pas que le sage ne puisse partout vivre content, voire et seul en la foule d'un palais; mais s'il est à choisir, il en fuira, dict l'eschole, mesme la veue: il portera, s'il est besoing, cela; mais, s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfaict des vices, s'il fault encores qu'il conteste avecques ceulx d'aultruy. Charondas chastioit pour mauvais ceulx qui estoient convaincus de hanter mauvaise compaignies. Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'aultre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfaict à celuy qui luy reprochoit sa conversation avecques les meschants, en disant, que les medecins vivent bien entre les malades: › car s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur par la contagion, la veue continuelle, et practique des maladies. Or la fin, ce crois ie, en est toute une, d'en vivre plus à loisir et à son ayse: mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez : il n'y a gueres moins de torment au gouvernement d'une famille, que d'un estat entier. Où que l'ame soit empeschee, elle y est toute: et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous estre desfaicts de la court et du marché, nous ne Quid terras alio calentes Sole mutamus? Patriæ quis exsul Si on ne se descharge premierement et son ame du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage: comme en un navire les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous faictes plus de mal que de bien au malade, de luy faire changer de place : vous ensachez le mal en le remuant; comme les pals s'enfoncent plus avant et s'affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas assez de changer de place: il se fault escarter des conditions populaires qui sont en nous; il se fault sequestrer et r'avoir de soy. Rupi iam vincula, dicas: Nam luctata canis nodum arripit; attamen illi, Quum fugit, a collo trahitur pars longa catenæ 6. Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas une entiere liberté; nous tournons DIOGÈNE LAERCE, Vie de Bias, I, 86. С. * DIODORE DE SICILE, XII, 4. C. * DIOGENE LAERCE, Vie d'Antisthène. C. Ce qui dissipe les chagrins, ce ne sont pas ces belles solitudes qui dominent l'étendue des mers: c'est la raison, c'est la sagesse. HoR., Epist. 1, II, 25, * Le trait mortel reste attaché au flanc. VIRG. Eneide, IV, 73. *SÉNÉQUE, Epist. 104. C. Le chagrin monte en croupe et galope avec nous. HOR., OD., III, 1, 40. * Pourquoi aller chercher des régions éclairées d'un autre soleil? Est-ce assez pour se fuir soi-même, que de fuir son pays? Нов., Od., II, 46, 48. * J'ai rompu mes fers, direz-vous. Mais le chien qui, après de longs efforts, parvient enfin à s'échapper, traine souvent une grande partie de son lien. PERSE, Sat. V, 158. 126 encores la veue vers ce que nous avons laissé; | Seigneur, garde moy de sentir cette perte; nous en avons la fantasie pleine : Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis car tu sçais qu'ils n'ont encores rien touché de ce qui est à moy': les richesses qui le faisoient riche, et les biens qui le faisoient bon, estoient encores en leur entier. Voylà que c'est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iniure, et de les cacher en lieu où Nostre mal nous tient en l'ame : or, elle ne se personne n'aille, et lequel ne puisse estre trahi peult eschapper à elle mesme; In culpa est animus, qui se non effugit unquam2; ainsin il la fault ramener et retirer en soy : c'est la vraye solitude, et qui se peult iouïr au milieu des villes et des courts des roys; mais elle se iouït plus commodement à part. Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls, et que par nous mesmes. Il fault avoir femmes, enfants, biens, et sur tout de la santé, qui peult; mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en despende: il se fault reserver une arriere boutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette cy fault il prendre nostre ordinaire entre de nous passer de compaignie, faisons que tien de nous à nous mesmes, et si privé, que nostre contentement despende de nous; desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à aultruy; gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostre ayse. Stilpon estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfants et chevance; Demetrius Poliorcetes, le veoyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effroyé, luy demanda s'il n'avoit pas eu du dommage; il respondit < Que non; et qu'il n'y avoit, Dieu mercy! rien perdu du sien3.» C'est ce que le philosophe Antisthenes disoit plaisamment: Que l'homme se debvoit pourveoir de munitions qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage eschapper avecques luy du naufrage. Certes, l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole feut ruinee par les Barbares, Paulinus, qui en estoit evesque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu: Si notre ame n'est point réglée, que de combats intérieurs à soutenir, que de périls à vaincre! De quels soucis, de quelles craintes, de quelles inquiétudes n'est pas déchiré l'homme en proie à ses passions! Quels ravages ne font pas dans son ame l'orgueil, la débauche, l'emportement, le luxe, l'oisiveté! Lu CRÈCE, V, 44. *HOR., Epist., I, 14, 15. Montaigne traduit fidèlement ce vers avant de le citer. C nulle accointance ou communication estrangiere y treuve place; discourir et y rire, comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets : à fin que quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme; elle se peult faire compaignie; elle a de quoy assaillir et de quoy deffendre, de quoy recevoir et de quoy don ner. Ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oysifveté ennuyeuse : In solis sis tibi turba locis2. La vertu se contente de soy, sans disciplines, sans paroles, sans effects. En nos actions accoustumees, de mille il n'en est pas une qui nous regarde. Celuy que tu veois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soy, en butte de tant de harquebuzades; et cet aultre tout cicatricé, transi et pasle de faim, deliberé de crever plustost que de luy eulx? pour tel, à l'adventure, qu'ils ne veirent ouvrir la porte; penses tu qu'ils y soyent pour oncques, et qui ne se donne aulcune peine de aux delices. Cettuy cy, tout pituiteux, chasleur faict, plongé ce pendant en l'oysifveté et sieux et crasseux, que tu veois sortir aprez minuict d'une estude, penses tu qu'il cherche * SÉNÈQUE, Ep. 9, vers la fin. Plutarque et Diogène Laërce, parmy les livres comme il se rendra plus en racontant ce fait, ne disent point que Stilpon eût perdu sa femme et ses enfants; et probablement ils ont raison. Le stoïcisme de Sénèque a voulu exagérer la résignation du philosophe. Voyez BAYLE, remarque F de l'article Stilpon. J. V. L. DIOGÈNE LAERCE, VI, 6. С. 'S. AUGUSTIN, de Civit., Dei, I, 10. C. Aux solitaires lieux sois un monde à toi-même. |