Page images
PDF
EPUB

PROGRESSIVE FRENCH READER.

SECOND YEAR.

PROSE.

FICTION.

I.-Zadig.

UN jour, se promenant auprès d'un petit bois, Zadig vit accourir à lui un domestique de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, 5 et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux. Jeune homme, lui dit le premier domestique, n'avez-vous point vu le chien de la reine? Zadig répondit modestement: C'est une chienne, et non pas un chien. Vous avez raison, 10 reprit le premier domestique. C'est une épagneule trèspetite, ajouta Zadig, elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très-longues. Vous l'avez donc vue? dit le premier domestique tout essoufflé. Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais su si la 15 reine avait une chienne.

Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres 20 officiers couraient après lui avec autant d'inquiétude que le premier domestique après la chienne. Le grand veneur S PROGRESSIVE FRENCH READER.——2.

[ocr errors]

B

Il

s'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du roi. C'est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi de long; les bos5 settes de son mors sont d'or à vingt-trois carats; ses fers sont d'argent à onze derniers. Quel chemin a-t-il pris? où est-il ? demanda le grand veneur. Je ne l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler. Le grand veneur et le premier domestique ne doutèrent pas Io que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine, ils le firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie. A peine le jugement fut-il rendu, qu'on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent 15 dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt, mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait pas vu ce qu'il avait vu. fallut d'abord payer cette amende, après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham : 20 il parla en ces termes: Étoiles de justice, abîmes de sciences, miroirs de vérité, qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant, et beaucoup d'affinité avec l'or; puisqu'il m'est permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmade que je n'ai jamais 25 vue la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui m'est arrivé. Je me promenais vers le petit bois où j'ai rencontré depuis le vénérable domestique et le très-illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jugé aisément que 30 c'étaient celles d'un petit chien. Des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes, m'ont fait connaître que c'était une chienne dont les mamelles étaient pendantes. D'autres traces en un sens différent, qui paraissaient toujours avoir 35 rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les oreilles très-longues; et comme j'ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que les trois autres, j'ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l'ose dire.

40

"A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que me promenant dans les routes de ce bois, j'ai aperçu les marques des fers d'un cheval; elles étaient toutes à égales

distances. Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussière des arbres, dans une route étroite qui n'a que sept pieds de large, était un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui par 5 ses mouvements de droite et de gauche, a balayé cette poussière. J'ai vu sous les arbres qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées ; et j'ai connu que ce cheval y avait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, 10 il doit être d'or à vingt-trois carats; car il en a frotté les bossettes contre une pierre que j'ai reconnue être une pierre de touche, dont j'ai fait l'essai. J'ai jugé enfin par les marques que ses fers ont laissées sur les cailloux d'une autre espèce, qu'il était d'argent à onze derniers de fin."

15

Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et à la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre et dans le cabinet; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on devait le brûler comme sorcier, 20 le roi ordonna qu'on lui rendît l'amende des quatre cents onces d'or à laquelle il avait été condamné. Le greffier, les huissiers, les procureurs vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces; ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais 25 de justice, et leurs valets demandèrent des honoraires.

Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop savant, et il se promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qu'il avait vu.

Cette occasion se trouva bientôt. Un prisonnier d'État 30 s'échappa; il passa sous les fenêtres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne répondit rien, mais on lui prouva qu'il avait regardé par la fenêtre. Il fut condamné pour ce crime à cinq cents onces d'or, et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de Babylone.

Qu'on est à plaindre, dit-il en lui-même, quand on se promène dans un bois où la chienne de la reine ou le cheval du roi ont passé! qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre ! et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie !

35

40

2. Le Soufflet.

Nous passions à Orléans, mon capitaine et moi; il n'était bruit dans la ville que d'une aventure arrivée à un citoyen appelé M. Lepelletier, homme pénétré d'une 5 si profonde considération pour les malheureux, qu'après avoir réduit, par des aumônes démesurées, une fortune des plus considérables au plus strict nécessaire, il allait de porte en porte chercher dans la bourse d'autrui des secours qu'il n'était plus en état de puiser dans la sienne. Il n'y 10 avait qu'une opinion sur la conduite de cet homme parmi les pauvres; mais presque tous les riches, sans exception, le regardaient comme une espèce de fou, et peu s'en fallut que ses proches ne le fissent interdire comme dissipateur. Tandis que nous nous rafraîchissions dans une auberge, une 15 foule d'oisifs s'étaient rassemblés autour d'une espèce d'orateur, le barbier de la rue et lui disaient : Vous y étiez, vous racontez-nous comment la chose s'est passée. — Très volontiers, répondit l'orateur du coin, qui ne demandait pas mieux que de pérorer.-M. Aubertot, une de mes pratiques, 20 dont la maison fait face à l'église, était sur sa porte. M. Lepelletier l'aborde et lui dit :- Monsieur Aubertot, ne me donnerez-vous rien pour mes amis? car c'est ainsi qu'il appelait les pauvres. Non, je n'ai rien à vous donner. Lepelletier insista. Si vous saviez en faveur de qui je 25 sollicite votre charité! C'est une pauvre femme qui n'a pas un guenillon pour entortiller son enfant ! — Je ne peux pas. C'est une jeune personne qui manque d'ouvrage et de pain et que votre libéralité sauvera peut-être du désordre. - Je ne peux pas. C'est un manoeuvre qui n'avait que 30 ses bras pour vivre, et qui vient de se fracasser une jambe en tombant de son échafaudage ! Je ne peux pas, vous dis-je. Allons, allons, monsieur Aubertot, laissez-vous toucher, et soyez sûr que jamais vous n'aurez d'occasion de faire une action plus méritoire. Je ne saurais, je ne 35 saurais. Mon bon, mon miséricordieux monsieur Aubertot! Monsieur Lepelletier, laissez-moi en repos. Et cela dit, Aubertot lui tourne le dos, passe de sa porte dans son magasin, où Lepelletier le suit; il le suit de son magasin à son arrière-boutique, de son arrière-boutique dans son 40 appartement. Là, Aubertot, excédé des instances de M.

[ocr errors]

[ocr errors]
« PreviousContinue »