Les Bords du Meschacebé, ou Missisippi. CE fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée, que les habitans des Etats-Unis appellent le nouvel Eden, et à qui les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, l'Illinois, l'Akanza, l'Ohio, le Wabache, le Tenaze, l'engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l'hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans' entiers de forêts, le temps assemble, sur toutes les sources, les arbres déracinés: il les unit avec des lianes, il les cimente avec des vases, il y plante de jeunes arbrisseaux, et lance son ouvrage sur les ondes. Charriés par les vagues écumantes, ces radeaux descendent de toutes parts au Meschacebé. Le vieux fleuve s'en empare, et les pousse à son embouchure pour y former une nouvelle branche. Par intervalle, il élève sa grande voix, en passant sous les monts, il répand ses eaux débordées* autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux Indiens: c'est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature; et, tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadâvres des pins et des chênes, on voit sur les deux courans latéraux, remonter le long des rivages, des îles flottantes de pistia' et de nénuphar", dont les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpens verts, des hérons bleus, des flammans' roses, de jeunes crocodiles, s'embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder, endormie, dans quelque anse3 rétirée du fleuve. Les deux rives du Meschacebé présentent un tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue: leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans l'azur du ciel, où ils s'évanouissent. On voit, dans ces prairies sans bornes, errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois un bison," chargé d'années, fendant les flots à la nage, se vient coucher, parmi les hautes herbes, dans une île du Meschacebé. A son front orné de deux croissans, à sa barbe antique et limoneuse,11 vous le prendriez pour le dieu mugissant du fleuve, qui jette un regard satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives. Telle est la scène sur le bord occidental; mais elle change tout à coup sur la rive opposée, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendus sur le cours des ondes, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias," les coloquintes, s'entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l'extrémité des branches, s'élancent de l'érable au tulipier, du tulipier à l'alcée,1a en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées" d'arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, sur lesquelles elles jettent des ponts et des arches de fleurs. Du sein de ses massifs" embaumés,” le superbe magnolia" élève son cône immobile: surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, n'a d'autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure. 14 65 18 Une multitude d'animaux, placés dans ces belles retraites par la main du Créateur, y répandent l'enchantement et la vie. De l'extrémité des avenues on aperçoit des ours enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux; des troupes de cariboux 22 se baignent dans un lac, des écureuils noirs se jouent dans l'épaisseur des feuillages; des oiseaux moqueurs, des colombes virginiennes de la grosseur d'un passereau,23 descendent sur les gazons rougis par les fraises; des perroquets verts, à tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpent en circulant au haut des cyprès; des colibris" étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpens oiseleurs 25 sifflent, suspendus aux dômes des bois, en s'y balançant comme des lianes. 26 Si tout est silence et repos dans les savanes, de l'autre côté du fleuve; tout ici, au contraire, est mouvement et murmure: des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissemens d'animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits; des bruissemens d'ondes, de faibles gémissemens, de sourds" meuglemens, de doux roucoulemens,28 remplissent ces déserts d'une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer toutes ces solitudes, à balancer tous ces corps flottans, à confondre toutes ces masses de blanc, d'azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures, il se passe de telles choses aux yeux, que j'essaierais en vain de les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature. CHATEAUBRIAND. Orage en Amérique. CEPENDANT l'obscurité redouble: les nuages abaissés entrent sous l'ombrage des bois. Tout-à-coup la nue se déchire, et l'éclair trace un rapide losange de feu. Un vent impétueux, sorti du couchant, mêle en un vaste chaos les nuages avec les nuages. Le ciel s'ouvre coup sur coup, et à travers ces crevasses, on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. La masse entière des forêts plie. Quel affreux et magnifique spectacle! La foudre allume les bois; l'incendie s'étend comme une chevelure de flammes; des colonnes d'étincelles et de fumée assiégent les nues, qui dégorgent leurs foudres dans le vaste embrasement. Les détonations de l'orage et de l'incendie, le fracas des vents, les gémissemens des arbres, les cris des fantômes, les hurlemens des bêtes, les clameurs des fleuves, les sifflemens des tonnerres qui s'éteignent en tombant dans les ondes; tous ces bruits multipliés par les échos du ciel et des montagnes, assourdissent le désert. CHATEAUBRIAND. Voyage de Brighton à Londres. La propreté recherchée des villes d'Angleterre est si connue, qu'en arrivant à Brighton, je m'étonnais d'être forcé de m'étonner. Qu'on suppose un assemblage de décorations pleines de grâce et de légèreté comme celles que l'imagination désirerait dans un théâtre magique, et on aura quelque idée de notre première station. Brighton n'offre d'ailleurs aucun monument digne de remarque, à moins qu'on ne donne ce nom au palais du prince régent, qui est construit dans le genre oriental, et probablement sur le plan de quelque édifice de l'Indie. Il y a peu d'harmonie entre ce style levantin et de jolies bastides1 à l'Italienne, élevées sous un ciel septentrional; mais c'est le sceau d'une puissance qui étend son sceptre sur une partie de l'Orient, et qui en tire ses principaux éléments de prospérité. Cette incohérence ne va pas mal, au reste, dans un tableau d'illusions. La féerie n'est pas soumise à la règle des unités. J'ai continué mon voyage par un chemin sans ornières, sans embarras, sans cahots, dans une voiture commode, élégante, ornée avec gout, que traînaient, ou plutôt qu'enlevaient quatre chevaux superbes, tous pareils, tous du même pas, qui dévoraient l'espace en rongeant des mords d'un poli éclatant, et en frémissant sous des harnais d'une simplicité noble et riche. Un cocher à livrée les dirigeait ; un jockei, d'une figure et d'une tournure charmantes, excitait leur ardeur. De deux lieues en deux lieues, des postillons attentifs, point grossiers, point impertinents et point ivres, venaient remplacer l'attelage par des chevaux frais, toujours semblables aux premiers, et qu'on voyait de loin frapper la terre, comme pour solliciter la carrière promise à leur impatience. Quoique le trajet ne soit pas long, il n'est point de prévenances délicates dont les enchanteurs qui me conduisaient ne se soient avisés pour l'embellir. A moitié chemin, un majore-dome1 officieux m'a introduit dans un salon magnifique, où étaient servis toutes sortes de rafraîchissements: un thé limpide qui perlait11 dans la porcelaine; un porter écumeux qui bouillonnait12 dans l'argent; et, sur une autre table, des mets choisis, copieux, variés, qu'arrosait le Porto. Après cela, je me suis remis en route, et les coursiers empressés... Mais il est peut-être temps de reprendre haleine, et de dire, en termes plus positifs, que l'Angleterre est le premier pays du monde pour ses chevaux, ses voitures publiques, et ses auberges. L'équipage magnifique dont je viens de parler, c'était le coche; et ce caravenseraï des Mille et une Nuits, c'était un café sur le grand chemin. On comprendrait facilement, aux environs de Londres, l'erreur de Don Quichotte qui prenait les hôtelleries pour des châteaux. De Brighton à Londres, il n'y a au fait qu'une rue de vingt lieues, bordée de parcs, de jardins, de riantes métairies, de jolies maisons de campagne, de charmants pavillons, tapissés du haut en bas d'une tenture de roses, et précédés de cours ou de terrasses toutes couvertes de frais ombrages sous lesquels dansent de jeunes filles qui donneraient des regrets à Raphael. Le premier âge est charmant partout. Il est ravissant en Angleterre. C'est presque une rareté qu'une beauté médiocre au-dessous de seize ans. NODIER. MORCEAUX ORATOIRES. Mirabeau à ses Accusateurs. C'EST une étrange manie, c'est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres, des hommes qu'un même but, un sentiment indestructible, devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir; des hommes qui substituent ainsi l'irascibilité de l'amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires! Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues: La grande trahison de Mirabeau! Je n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il y a peu de distance du Capitole1 à la roche Tarpéienne.1 Mais l'homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d'avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d'un jour pour la véritable gloire; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvemens de l'opinion populaire; cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines, et le prix de ses dangers. Il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui fait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours, sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées, ou d'être le vil stipendié des hommes que je n'ai cessé de combattre; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la révolution, celui qui peut-être n'y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui, depuis vingt ans, combat |