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M. Du Caurroy a proclamé les vrais principes dans son introduction au Titre préliminaire du Code, et dans son sommaire sur l'article 4. Il distingue un droit naturel et un droit positif; il reconnaît un droit antérieur et supérieur au droit écrit. Il ne craint pas, en faisant cette distinction, de créer entre ces deux droits un antagonisme fàcheux. Il sait trop bien qu'il n'y a pas d'exemple d'une législation durable et acceptée par tout un peuple, qui ait complétement faussé ou méconnu les grands principes d'humanité et de justice universelle. De cette distinction sort, non pas une antithèse, mais une harmonie; car le droit naturel est, suivant l'expression de Portalis, cet exemplaire immortel en regard duquel sont faites les lois humaines. S'il pouvait arriver, au milieu d'un bouleversement social, qu'une loi positive se mit en opposition directe, en lutte ouverte avec les premiers principes du droit naturel, qu'elle s'attaquât à la famille, à la propriété, le péril ne serait pas, en cette circonstance, pour le droit naturel ni pour d'impérissables institutions, mais bien pour cette loi insensée : destituée de toute force obligatoire, appuyée seulement sur la force matérielle, une pareille loi succomberait bientôt sous une réprobation unanime. Mais ce sont là des cas très-rares, des hypothèses presque chimériques, qui ne se produiront jamais dans une société régulière, et qui ne méritent pas d'arrêter le jurisconsulte.

Nous avons vainement cherché dans cette introduction une théorie sur l'abrogation des lois. Nous signalons cette lacune à M. Du Caurroy. C'est une question très-controversée aujourd'hui que celle de savoir si une loi peut tomber en désuétude ou être abrogée par une coutume contraire. En droit romain et dans notre ancienne jurisprudence, on n'en faisait point de doute. Pourquoi abandonner tout à coup une doctrine aussi anciennement et aussi universellement admise? Serait-ce qu'elle est incompatible avec nos formes constitutionnelles? Est-ce que le motif de la loi 32, au Digeste, De legibus, serait inapplicable dans notre nouveau droit public? Nous ne le pensons pas. Nous croyons, au contraire, que l'abrogation des lois par la coutume souffre moins de difficulté quand la souveraineté réside dans le peuple, qui l'exerce par délégation, comme chez nous, ou directement

comme à Rome. C'est alors le cas de dire avec Ulpien : La loi étant une manifestation de la volonté générale, qu'importe que cette volonté se déclare par le suffrage du peuple régulièrement convoqué et consulté dans les comices, ou par des actes répétés et unanimes? On objecte que la volonté nationale qui fait la loi ne peut se manifester que suivant les formes déterminées par la Charte. Oui, sans doute, lorsque le peuple est représenté, lorsqu'il parle par ses mandataires légaux. Mais peut-il être question de délégation, et par conséquent de formes constitutionnelles, quand c'est tacitement que le peuple tout entier, gouvernants et gouvernés, manifeste sa volonté, c'est-à-dire quand le pays, par des faits constants, universels, sanctionne et accrédite un usage? Je ne m'étonne donc pas que la loi 32, qui se réfère au régime républicain, admette la désuétude des lois, et que cette désuétude soit contestée par la loi 2, Quæ sit long. cons., loi qui se réfère au régime impérial. Qu'on ne nous oppose plus la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, comme un argument sans réplique contre l'abrogation des lois par la coutume. Cette séparation n'est pas une création moderne; c'était la condition de toutes les républiques antiques On vient de voir, d'ailleurs, que nous ne cherchons pas à légitimer cette abrogation par la tolérance du prince, comme on pourrait le faire dans les monarchies où les deux pouvoirs résident en sa personne.

Que le gouvernement ait élevé la prétention que les lois ne peuvent tomber en désuétude, je le comprends; il peut être commode pour lui de ressusciter tout à coup une loi ensevelie dans l'oubli, et de faire sortir, à l'étonnement général, de notre arsenal de lois administratives quelque machine de guerre ignorée, pour les besoins des circonstances. Mais que cette prétention ait trouvé un écho chez les jurisconsultes, je ne l'explique que par l'esprit de cette école nouvelle qui, pour mieux assurer le despotisme absolu et permanent du droit écrit, a nié le droit naturel et nié le droit coutumier. De ce que M. Du Caurroy admet ce dernier droit dans le § 4 de son Introduction au Titre prélimi

Cette loi oppose le consentement tacite du peuple, non pas à la volonté du prince, mais au suffrage constitutionnellement exprimé par le peuple lui-même, suffragio populi.

naire, je suis donc porté à conclure qu'il ne rejetterait pas l'abrogation des lois par l'usage contraire. Telle était l'opinion de Portalis. «Si nous n'avons pas formellement autorisé, dit-il, » le mode d'abrogation par la désuétude, c'est qu'il eût peut» être été dangereux de le faire. Mais peut-on se dissimuler l'in»fluence et l'utilité de ce concert indélibéré, de cette puis»sance invisible par laquelle, sans secousse et sans commotion, » les peuples se font justice des mauvaises lois, et qui semble » protéger la société contre les surprises faites au législateur, et >> le législateur contre lui-même » (OEuvres de Portalis, disc. prél. sur le projet de Code). Belles paroles, et en quelque sorte prophétiques; car le temps n'était pas éloigné où le premier consul, devenu empereur, allait commettre tant d'énormités législatives. Aussi croyons-nous que la cour de cassation aurait fait un noble et utile usage de la doctrine de Portalis, en déclarant abrogés par désuétude les monstrueux décrets de 1809 et de 1811. Les savants professeurs ont fait, dans leur commentaire, une large part aux travaux préparatoires du Code et aux discussions du conseil d'État. C'est là un procédé d'interprétation fort connu, mais dont personne, avant eux, n'avait fait une application aussi systématique, aussi variée, et parfois aussi heureuse. Les arguments puisés dans ces documents nous inspirent en général une certaine défiance. Nous ne dirons pas que la puissance législative résidait exclusivement dans le corps législatif, et que cette assemblée votait le texte et non le commentaire des conseillers d'État. Cette objection est plus spécieuse que solide, et il serait facile de répondre que, les consuls participant au pouvoir législatif par l'initiative, et cette initiative s'exerçant avec le concours du conseil d'État, ce conseil n'était pas absolument placé, par la constitution de l'an VIII, en dehors du pouvoir législatif. Mais nous ne donnons cependant à de tels documents qu'une importance très-secondaire. Il n'est pas rare d'ailleurs qu'on y trouve des armes pour toutes les doctrines. Avant tout, c'est par l'esprit général de la législation qu'il faut interpréter les textes obscurs et combler les lacunes des textes insuffisants. Or nous ne croyons pas que le véritable esprit de la législation se révèle dans ces débats confus, dans ces dialogues sans suite, dans ce chaos

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d'opinions individuelles, dans cet échange d'observations et ce conflit d'idées contraires, du sein desquels sort tout à coup l'amendement, le maintien ou la suppression d'un article, sans que bien souvent on puisse s'expliquer pourquoi. Sans doute les discussions du conseil d'État projettent quelquefois sur les textes de vives et précieuses lumières; mais l'abus est tout à côté de l'usage, et la difficulté était de suivre en cette matière une règle sûre. Voici celle de nos auteurs, et nous la croyons parfaitement juste. S'agit-il d'une question qui tient à l'organisation générale d'un droit ou au fond même d'une institution juridique, d'un point qui touche à l'ensemble d'un système du Code? Eh bien ! sans s'arrêter à ce qui a pu être dit au conseil d'État, ils s'attachent au résultat qui leur paraît le plus conforme à l'esprit du législateur, d'après le rapprochement et la combinaison de toutes ses dispositions sur la matière. Si le sujet le demande, ils s'élèvent à des considérations historiques et philosophiques. Ils s'inspirent des nouveaux principes de notre droit public, qui ont exercé sur certaines parties de notre droit privé une incontestable influence. Surtout ils expliquent le présent par le passé, ils remontent aux sources, ils consultent le droit romain, les coutumes, le droit intermédiaire. Au contraire, s'agit-il d'un point de détail, d'une disposition isolée, sans corrélation directe et nécessaire avec les grands principes d'une matière, c'est alors seulement qu'ils se déterminent par les circonstances de fait qui ont précédé l'adoption de l'article. C'est en se plaçant à ce point de vue, qu'ils ont fait des travaux préparatoires du Code et des procès-verbaux de la discussion du conseil d'État l'objet d'une constante et scrupuleuse investigation. C'est là un côté vraiment original de leur œuvre, et quelque chose qui leur appartient en propre. On sera curieux de connaître les résultats d'un pareil travail entrepris par l'auteur des Institutes expliquées. On lira avec intérêt les interprétations aussi ingénieuses que nouvelles des articles 313 et 325, de l'article 507 et de plusieurs autres. Mais il était difficile de s'arrêter toujours à propos dans une voie périlleuse, de ne jamais céder à l'entraînement de la nouveauté, de ne pas faire quelquefois prévaloir sur le texte de la loi les faits de la discussion. Tel est, suivant nous, le vice de l'explication que

nos auteurs proposent de l'article 121. Aux termes de cet article, dans le cas d'une procuration laissée par l'absent, les héritiers présomptifs ne peuvent poursuivre la déclaration d'absence et l'envoi en possession qu'après dix ans. Rien de plus clair; ils ne peuvent poursuivre....., c'est-à-dire former leur demande. Or l'article 119 exige qu'un an s'écoule entre la demande et le jugement. Donc ce n'est qu'après onze ans qu'ils seront envoyés en possession. Eh bien! ces auteurs veulent que les héritiers puissent former leur demande après neuf ans, et qu'après dix ils soient envoyés en possession. Pourquoi? C'est, nous disent-ils, que dans la rédaction primitive, là disposition de l'article 119 n'existant pas, le délai était de dix ans, par conséquent double du délai ordinaire de cinq ans. Après l'introduction de l'article 119, l'article 121, oublié par mégarde dans la discussion, a conservé sa rédaction première. Et les auteurs n'hésitent pas à opérer la rectification omise, et à nous donner de l'article 121 une seconde édition corrigée. C'est là une prétention réellement exorbitante et une petite usurpation du pouvoir législatif. Que, dans un arrêt, on corrige, sans violer la chose jugée, une erreur de calcul, en partant des données fournies par l'arrêt lui-même, c'est tout simple; mais qu'on puisse, dans une loi, corriger une prétendue erreur de calcul sur des éléments pris en dehors de la loi elle-même, c'est ce que nous ne saurions admettre. Est-il vrai, d'ailleurs, que l'article 121 ait été oublié dans la discussion, et que personne ne se soit aperçu de sa relation avec l'article 119? Nous voyons au contraire que, toutes les fois que l'article du projet correspondant à l'article 119 du Code a été changé, on s'est empressé de mettre l'article 121 en rapport avec ce changement (V. Locré, art. 7, p. 30; art. 11, p. 50; art. 9, p. 106). Bien plus, dans le troisième projet sur l'absence, présenté par M. Thibaudeau, l'article 9, correspondant à l'article 121 du Code, était ainsi conçu ..... Les héritiers présomptifs ne pourront demander l'envoi en possession..... qu'après dix années..... et après avoir fait déclarer l'absence dans les formes prescrites par les articles ci-dessus (Locré, p. 81). Or M. Thibaudeau lui-même comprenait déjà que le délai d'un an de l'article 7 du projet devait s'ajouter aux dix années. En effet, il dit : « C'est donc à

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