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>> êtes né de ce côté de la montagne, il est donc » juste que votre aîné ait tout 1. » Ce droit de transmission des biens qui constitue le droit de propriété sans lequel la société ne pourrait subsister vingt-quatre heures, ne repose sur aucun principe naturel et vrai en soi, mais seulement sur la volonté des législateurs. « Vous imaginez» vous aussi, disait Pascal au duc de Roannez, » que ce soit par quelque voie naturelle que ces >> biens ont passé de vos ancêtres à vous? Cela » n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé que » sur la seule volonté des législateurs qui ont pu >> avoir de bonnes raisons, mais dont aucune » n'est prise d'un droit naturel que vous ayez >> sur ces choses 2. » Mais cette volonté des législateurs suffit-elle à établir un droit? Comment le vol des biens dont elle donne la propriété estil un crime? Abandonnez la société à elle-même, en l'isolant de Dieu qui l'a fondée et qui la soutient, et jamais elle ne pourra défendre son droit au tribunal de la raison. L'individu prouvera bien qu'il a droit à conserver le fruit de son travail, mais non à le transmettre par héritage, puisque la transmission ne se fait qu'après sa mort, alors qu'il est incapable d'aucun acte. Et les lélateurs,gis de leur côté, ne pourront légitimement

1 ↑ T. II, p. 127, 392.-T. I, p. 342.

assurer cette transmission qu'autant qu'ils remonteront à l'auteur de la société et au précepte divin Non furaberis.

Quant aux lois proprement dites morales, qui président surtout à la conduite privée de l'individu, elles sont connexes avec la question du souverain bien et de la destinée de l'homme. Or, encore une fois, qu'est-ce que le souverain bien? qu'est-ce que la destinée humaine? Et si l'homme avait une destinée plus noble que sa destinée matérielle, n'est-il pas vrai que les lois de la société des corps devraient être modelées sur les lois de la société des intelligences? Et s'il avait une destinée surnaturelle, le bien-être naturel ne devrait-il pas être subordonné au bien surnaturel? Et s'il avait une destinée immortelle, les lois du temps ne devraient-elles pas se rapporter aux lois de l'éternité?

Que de mystères se dressent tout-à-coup devant nous! Qui les expliquera? Est-ce la philosophie?« Et comment puis-je me fier à toi, re>> prend ici Bossuet, pauvre philosophie? Que

vois-je dans tes écoles, que des contestations >> inutiles qui ne seront jamais terminées? On y >> forme des doutes, mais on n'y prononce point » de décision. Remarquez, s'il vous plait, chré>> tiens, que depuis qu'on se mêle de philosopher » dans le monde, la principale des questions a

» été des devoirs essentiels de l'homme et quelle » était la fin de la vie humaine. Ce que les uns » ont posé pour certain, les autres l'ont rejeté » comme faux... Non, je ne le puis, chrétiens; » je 'ne puis assez me fier à la seule raison hu» maine. Elle est si variable et si chancelante, > elle est tant de fois tombée dans l'erreur, que » c'est se commettre à un péril manifeste que de » n'avoir d'autre guide qu'elle. Quand je regarde

quelquefois en moi-même cette mer si vaste et » si agitée, si j'ose parler de la sorte, des raisons >> et des opinions humaines, je ne puis découvrir » dans une si vaste étendue, ni aucun lieu si >> calme, ni aucune retraite si assurée qui ne soit >> illustre par le naufrage de quelque personnage » célèbre 1. >>

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Après cela, comment conclure? En disant avec Pascal : « J'ai passé longtemps de ma vie » en croyant qu'il y avait une justice, et en cela »je ne me trompais pas; car il y en a une (mais) selon que Dieu nous l'a voulu révéler 2. » C'est que Dieu seul connaît son être et le limon qu'il a pétri de ses mains, la distance infinie qui les sépare, et comment ils pourront se rapprocher et s'unir. Lui seul possède le secret de sa justice et de notre déchéance, de sa miséri

1 Sermon pour le dimanche de la Quinquagésime. * T. II, p. 129.

corde et de notre rédemption. Lui seul connaît la loi de réparation applicable à notre nature déchue, laquelle différera de la loi applicable à une nature intègre comme la médecine diffère de l'hygiène. Les hommes ne l'ont pas sue et se sont tous trompés; partant du faux ou de l'ignorance, ils ont donné à leurs lois une direction fausse et aveugle en politique, en jurisprudence, en morale. Dieu seul peut tracer la voie qui conduit au terme qu'il a posé et la montrer aux hommes; lui seul peut soutenir notre nature faible et malade dans ce pénible et ténébreux pèlerinage du temps à l'éternité.

Oui, il existe une justice, mais selon que Dieu nous l'a voulu révéler, et la notion, plus ou moins claire et complète, en a toujours subsisté parmi les hommes Pascal ne le nie pas. Mais il refuse à la raison humaine le pouvoir de découvrir le vrai en soi, le bien en soi, comme à la volonté la force de le traduire en actes. Nous voyons toujours fonctionner les deux grands mobiles de son système religieux, moral et philosophique, la révélation pour l'intelligence obscurcie, la grâce pour la volonté infirme et chancelante. La foi, connaissance surnaturelle du vrai, exige la révélation divine, comme la vertu, pratique surnaturelle du bien, exige la grâce.

V.

TROISIÈME MISÈRE DE L'HOMME

IMPUISSANCE POUR

LE BONHEUR; FAIBLESSE DE LA VOLONTÉ; LUTTES ET CONTRADICTIONS DE SA NATURE.

Pascal déjà nous l'a dit : Tous les hommes recherchent d'être heureux, cela est sans exception; et cependant depuis un si grand nombre d'années jamais personne n'est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, est bien capable de nous convaincre de notre impuissance d'arriver au bonheur. Salomon semble avoir été le plus heureux des hommes, et néanmoins il parle de la misère humaine aussi éloquemment que Job qui en a été le plus malheureux. Nous demandons à tout le bonheur; nous nous raccrochons, dans notre avidité et notre impuissance, à tous les objets qui nous environnent; mais ils échappent bientôt à nòs prises, et nous retombons plus malheureux, car <«< c'est une chose horrible, de sentir écouler tout » ce qu'on possède'. »

L'homme alors ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu

'T. II, p. 80.

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