! dait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions. Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger, on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant je compris enfin le sens de ces terribles mots : faut-il les tuer tous deux? Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait. Cousine, obligez-moi; ne contez point cette histoire. D'abord, comme vous voyez, je n'y joue pas un beau rôle, et puis vous me le gâterez. Tenez, je ne vous flatte point; c'est votre figure qui nuirait à l'effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j'ai la mine qu'il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter? prenez des sujets qui aillent à votre air, Psyché, par exemple. A M. ET M'me THOMASSIN, A STRASBOURG. Lucerne, le 25 août 1809. MONSIEUR et Madame, les marques d'amitié que j'ai reçues de vous, à mon passage par votre bonne ville, me persuadent que vous serez bien aises d'avoir de mes nouvelles, et de savoir un peu ce que je deviens. En vous quittant j'allai à Bâle; je n'y vis que la maison fort intéressante de M. Haas, auquel j'étais adressé par M. Levraut; l'occasion qui se présenta de me rendre à Zurich d'une manière très-convenable à ma fortune (1), c'est-à-dire presque gratis, me décida pour ce voyage. Ce fut là que je commençai à me trouver en Suisse, pays vraiment admirable dans cette saison. La beauté tant vantée des sites fit sur moi l'effet ordinaire, mesurprit et m'enchanta. Il y avait là un prince russe avec sa femme et ses enfans, tous fort bonnes gens, quoique princes; parlant français mieux que les nôtres, ce que vous croirez aisément. Leur connaissance que je fis me fut utile et agréable. Nous vîmes le lac en bateau, les environs en voiture (où les voitures pouvaient aller), le reste à pied; tout me convenait à cause de la compagnie; on mangeait à crever, on riait à n'en pouvoir plus, on causait gaiement. J'osai bien leur parler de leur vilain pays, dont je recueillis là en passant quelques notions assez curieuses. Je fus ainsi deux jours avec eux sans m'ennuyer; après quoi toute cette famille, prince, princesse, petits princes, valets et servantes fort jolies, tout cela partit en trois carrosses pour les eaux de Baden, et partira peut-être quelque jour en un seul tombereau pour la Sibérie. Ce fut la réflexion que je fis sans la leur communiquer. 1. Avec un commis-voyageur de Sodan. Sur le lac, Dieu m'est témoin que je pensai à mes amis des bords du Rhin, vous compris et en tête, si vous le trouvez bon, et voici comment j'y pensai tout naturellement: je regardais les eaux de ce lac transparentes comme le cristal, celles de la Limatte en sortent et vont se jeter dans le Rhin. Vous voyez, Monsieur et Madame, comme mes pensées, en suivant l'onde fugitive, arrivaient doucement à vous. Les vôtres n'auraient-elles pas pu remonter quelquefois le cours de l'eau? Cela n'est pas si naturel; aussi n'osai-je m'en flatter. Après le départ de mes Russes, je ne fus pas long-temps sans trouver une autre occasion aussi peu coûteuse que la première pour venir à Lucerne, en reprenant ma direction vers l'Italie. Arrivé dans cette ville, je voulus, avant d'aller plus loin, reconnaître le pays, où je vis beaucoup d'ombrages, point de vignes, des sapins, et du côté du midi un rempart de montagnes toujours couvertes de neiges. J'en conclus que c'était là un lieu très-propre à passer le mois d'août, et l'asile que je cherchais contre la rage de la canicule, comine parle Horace. Le hasard me fit connaître un jeune homme qui venait d'hériter d'une jolie maison de campagne sur le bord du lac, à demi-lieue de la ville; nous allâmes ensemble la voir, et sur l'assurance qu'il me donna de n'y jamais mettre le pied, j'y acceptai le logement d'où je vous écris, que j'occupe depuis un mois, et que je compte occuper jusqu'à la fin de septembre, car je ne crois pas que l'Italie, dans la partie où je veux aller, soit habitable avant ce temps. Ma demeure est à mi-côte, en plein midi, au-dessus d'une valléc tapissée de vert, mais d'un vert inconnu à vous autres mondains, qui croyez être à la campagne auprès des grandes villes. J'ai en face une hauteur qu'on appellerait chez vous montagne, toute couverte de bois, et ces bois sont pleins de loups dont je reçois chaque matin les visites dans ma cour, comme M. de Champcenetz recevait ses créanciers; plus loin je vois dans les grandes Alpes l'hiver au-dessus du printemps, * à droite d'autres montagnes, entrecoupées de vallons, à gauche le lac et la ville, et puis encore des montagnes ceintes de feuillages et couronnées de neige. Ce sont là ces tableaux qu'on vient voir de si loin, mais auxquels nous autres Suisses nous ne faisons non plus d'attention qu'un mari aux traits de sa femme après quinze jours de ménage. Quant à ma vie, j'en fais trois parts: l'une pour manger et dormir, l'autre pour le bain et la promenade, la troisième pour mes vieilles études dont j'ai apporté d'amples matériaux. Le jardinier et sa femme qui me servent n'entendeut pas un mot de français: ainsi, j'observe exactement le silence de Pythagore et à peu près son régime. Je ne vais jamais à la ville, où je ne connais personne, et où je ne suis connu que des femmes par une aventure assez drôle. Je me baigne tous les jours dans le lac, et le plus souvent dans un endroit qui est un port pour les bateaux. Dimanche dernier, au soleil couchant, je m'étais déshabillé pour me jeter à l'eau. Les eaux de ces lacs, par parenthèse, sont toujours très-froides, et le baptême n'en est que plus salutaire. Mais on n'en use point ici, et je crois même qu'il n'y a personne dans tout le pays qui sache nager. Moi qui n'ai point d'autre plaisir, je m'en donne du matin au soir, et je m'en trouve très-bien; j'avais donc défait ma toilette. Un bouquet d'arbres, une espèce de lisière de taillis le long du rivage, m'empêcha de voir quelques barques qui venaient côte à côte prendre terre où j'étais, et qui, survenant tout à coup, me mirent au milieu de vingt femmes, dans le costume d'Adam avant le péché. Ce fut, je vous assure, une scène, non pas une scène muette, mais des cris, des éclats de rire; je n'ouïs jamais rien de pareil; les échos s'en mêlant redoublèrent le vacarme. Ces dames se sauvèrent où elles purent, et moi je m'enfuis sous les ondes, comme les grenouilles de La Fontaine. Je fus prier les nymphes de me cacher dans leurs grottes profondes, mais en vain. Il me fallut bientôt remettre le nez hors de l'eau; bref, les Lucernoises me connaissent, et c'est peut-être ce qui m'empêche de leur faire ma cour. Je corrige un Plutarque qu'on imprime à Paris. C'est un plaisant historien, et bien peu connu de ceux qui ne le lisent pas en sa langue; son mérite est tout dans le style. Il se moque des faits, et n'en prend que ce qui lui plaît, n'ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase. Il a raison. Toutes ces sottises qu'on appelle histoire ne peuvent valoir quelque chose qu'avec les ornemens du goût. Voilà, Monsieur et Madame, comme se passe mon temps, fort doucement, je vous assure, mais avec une rapidité qui m'effraierait si j'y songeais. Je ne fais pas cette folie. Je ne songe qu'à vivre pour vous revoir un jour, et je m'y prends, ce me semble, assez bien. Ce qui rend mes heures si rapides, c'est que je ne suis guère oisif. Je puis dire comme Caton : Je ne fus jamais si occupé que depuis que je n'ai plus rien à faire. Enfin, si j'avais de vos nouvelles, je ne désirerais rien, et il y aurait au monde un homme content de son sort. Écri vez-moi donc bientôt. Parlez-moi de ce bouton de rose que vous élevez sous le nom d'Hélène. Vous êtes là en vérité une trinité fort aimable et bien mieux arrangée que l'autre. Vous êtes aussi consubstantiels et indivisibles. Chacun de vous est nécessaire à l'existence de tous trois. Agréez, je vous en supplie, l'assurance très-sincère de mon respect et de mon attachement, IV. L'ÉDUCATION PROGRESSIVE, ou ÉTUDE DU COURS DE LA VIE; PAR MADAME NECKER DE SAUSSURE ; Avec cette épigraphe: a Cette vie n'a quelque prix que si elle sert à l'éducation MADAME DE STAEL. Tome Ier, Étude de la première enfance. Prix, 7 fr. A Paris, chez Sautelet et compagnie, rue de Richelieu, n. 14.-1828. UNE grande idée a inspiré ce livre, et s'y laisse clairement entrevoir. Seul entre les créatures de ce monde, l'homme s'observe et se juge; à lui seul il est donné de se placer, pour ainsi dire, hors de lui-même; de se voir sentir, penser, agir; de comparer ses sentimens, ses idées, ses actions à un certain type extérieur et supérieur qu'il appelle raison, vérité, morale, et qu'il se regarde comme tenu de reproduire dans sa personne; d'évaluer, d'après cette comparaison, son propre mérite, comme il le ferait pour un étranger; de siéger ainsi sur le tribunal devant lequel il comparaît; d'assister comme spectateur à un drame dont il connaît les règles et dont il est lui-même l'acteur. Ce drame, c'est la vie. Non-seulement l'homme se sépare, en pensée, de son être individuel pour l'observer et le juger, mais il sépare aussi son être de sa condition actuelle, de la scène où il est jeté, du rôle qu'il joue, de la carrière qu'il parcourt. Tous ne con |