L'Assemblée Constituante est le péristyle de la révolution, dont elle offre, à la fois, en perspective, les nobles tendances et les appétits violens. Sur ses bancs nous voyons Mirabeau entre Cazalès et Robespierre. Période de transition entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, son histoire peut se résumer en peu de mots: elle fit tout le contraire de ce qu'elle voulait faire, de ce qu'elle était appelée à réaliser. Elle décréta la monarchie dans la constitution, et la démocratie seule répondit à son appel; elle détruisit la noblesse et le clergé, en ne voulant que les réformer; elle ébranla le crédit national par la création des assignats, et accrut le déficit qu'elle s'était engagée à combler; enfin, elle sacrifia tout au peuple et à la popularité : et le peuple accueillit ses travaux avec dédain; la popularité, qui avait salué sa naissance, se transforma en violente répulsion, en impitoyables anathèmes; et elle fut déclarée aristocrate, elle qui avait abattu sans retour une aristocratie puissante, consacrée par les siècles. Comment s'expliquer ces contradictions, ces injustices évidentes? et faudra-t-il chercher, seulement dans l'inconstance tant reprochée aux opinions populaires, la cause de ces brusques reviremens? Non, certes: la cause réside dans des régions plus élevées; elle est du domaine de la philosophie de l'histoire. « Il faut, a dit excellemment M. Thiers, distinguer les révolutions qui éclatent chez les peuples longtemps soumis de celles qui arrivent chez les peuples libres, c'est-à-dire en possession d'une certaine activité politique. A Rome, à Athènes et ailleurs, on voit les nations et leurs chefs se disputer le plus ou moins d'autorité. Chez les peuples modernes entièrement dépouillés, la marche est différente. Complètement asservis, ils dorment longtemps. Le réveil a lieu d'abord dans les classes les plus éclairées, qui se soulèvent et recouvrent une partie du pouvoir. Le réveil est successif, l'ambition l'est aussi, et gagne jusqu'aux dernières classes, et la masse entière se trouve en mouvement. Bientôt, satisfaites de се qu'elles ont obtenu, les classes éclairées veulent s'arrêter, mais elles ne le peuvent plus et sont incessamment foulées par celles qui les suivent. Celles qui s'arrêtent, fussent-elles les avant-dernières, sont pour les dernières une aristocratie; et dans cette lutte des classes se roulant les unes sur les autres, le simple bourgeois finit par être appelé aristocrate par le manouvrier, et poursuivi comme tel (1). » C'est là l'histoire de toutes nos assemblées révolutionnaires; c'est celle de la Constituante en particulier, dont le caractère propre fut d'être, à la fois, l'assemblée la plus logique dans ses travaux, et la plus inconséquente dans sa conduite, qui ait jamais existé chez aucun peuple. Et c'est en voyant la solennelle impuissance de ce corps politique formé de la réunion de toutes les lumières d'un grand royaume, dans le sein duquel l'œil découvre des savans illustres, des orateurs brillans, des publicistes distingués, les représentans de tous les grands noms de la monarchie, que l'un des plus éloquens adversaires de la révolution, le comte de Maistre, s'appuyant de l'autorité de Machiavel, a pu déclarer, avec une certaine vérité, « qu'une assemblée quelconque d'hommes ne peut constituer une nation; » et que même cette entreprise excède en folie ce que tous les Bedlams de » l'univers peuvent enfanter de plus absurde et de plus extravagant (2). » Ainsi, ne demandons pas à l'Assemblée Constituante un code social destiné à conquérir les respects des peuples et la consécration des âges : d'avance nous savons qu'elle ne peut nous le donner; dans ses deux années d'existence elle enfanta 2,557 lois et ne créa pas une législation. Mais ce que nous rencontrerons à chaque pas dans l'examen de ses travaux, ce sont ces inspirations vertueuses de l'honnête homme, ces nobles élans vers le bien commun, ces violentes attaques contre des abus, dont tous avaient été témoins ou victimes; surtout de consciencieuses études sur les différentes parties de la législation, consignées dans les rapports des comités, véritables trésors de la science sociale. En un mot, à défaut d'une logique (1) THIERS, Histoire de la révolution, tom. II, page 7. (2) DE MAISTRE, Considérations sur la France. rigoureuse qui lui manque souvent, l'Assemblée Constituante nous offrira presque toujours une éloquence pleine de vigueur et d'éclat. Mais aussi quel thème admirablement fécond! Et quand les hommes réunis eurent-ils à discuter de plus importantes questions, à régler de plus hauts intérêts? On parle d'Athènes et de Rome! beau sujet vraiment, et bien digne de fixer l'attention d'un peuple, que de savoir si Démosthène, pour avoir rebâti les murs d'Athènes, a mérité ou non une couronne; ou bien si Milon, en faisant assommer Clodius par ses gens, n'a fait qu'user de son droit! La Milonienne et le discours De Corona, deux admirables chefsd'œuvre, ne portent cependant que sur cela! Tandis qu'en France de quoi s'agissait-il en 1789? de rien moins que d'une constitution à préparer pour un grand peuple, des lois d'un grand empire à reviser et à refondre, de la liberté à donner à une nation qui avait eu déjà toutes les gloires. Qui s'étonnera, qu'au devant de cette tâche sublime, tous les cœurs se soient élancés avec enthousiasme? L'œuvre régénératrice avait dès lors ses fervens néophytes; un peu plus tard elle devait avoir ses martyrs. En vain, au nom des antiques principes de la monarchie, veut-on réduire les États à ne faire que d'humbles doléances. Fier d'une première victoire remportée, le doublement de sa représentation, le Tiers-État se sentant poussé en avant par cette force irrésistible de l'opinion qui, elle aussi, fait entendre à ses prosélytes ce formidable marche ! marche! qui retentissait à l'oreille de Bossuet, le Tiers commence, dès l'ouverture des États, à se considérer comme toute la représentation nationale. Le 6 mai 1789, il réclame la vérification des pouvoirs en commun. Le 17 juin, il se déclare Assemblée Nationale. Le 25, cette Assemblée née d'hier résiste en face au pouvoir, auquel depuis quatorze siècles nul n'avait osé résister; elle refuse de se conformer aux ordres du roi. Le 13 juillet, se portant interprète des vœux et des répugnances de la nation, elle exige le rappel de Necker, ce ministre alors cher au peuple. Enfin, le 14 juillet, au bruit de la fusillade et du tocsin qui annoncent la prise de la Bastille par le peuple, elle requiert le renvoi des troupes qui environnaient la représentation nationale et menaçaient la liberté de ses délibérations. Mais ces actes d'autorité ne sont que le prélude d'actes bien autrement énergiques. Le 4 août 1789, l'Assemblée porte la cognée à l'arbre antique de la féodalité. Douze jours lui suffisent pour l'abattre, et, du même coup, frapper à mort dans son existence politique le clergé, cet autre pouvoir, l'égal de la noblesse. Cependant, un Comité de Constitution avait été nommé dès les premiers jours de la réunion de l'Assemblée. Ce Comité, composé d'hommes éminens, ne tarda pas à présenter un premier rapport. Ce travail proposait deux chambres législatives, et conférait à la royauté le droit de veto absolu sur tous leurs actes : c'était la constitution anglaise. Mais cette constitution, objet des vénérations de la philosophie pendant un siècle, est déjà dépassée au bout de trois mois de liberté. Le 4 septembre, l'Assemblée Nationale consacre par ses votes une chambre unique, et ne laisse à la royauté qu'un veto suspensif. Les questions de finances, si importantes cependant, et en vue desquelles les États avaient été convoqués, sont à peine examinées; l'Assemblée adopte de confiance les plans de Necker, à qui elle en laisse toute la responsabilité; et, ne considérant que le côté politique des embarras financiers, elle s'écrie par la voix de Mirabeau : « La constitution est à l'enchère; » c'est le déficit qui est le trésor de l'état, le germe de la liberté ! » Pleine de foi en son œuvre, elle la poursuit à travers les scènes sanglantes de la révolution dont elle a été le signal. Le 5 et le 6 octobre, au milieu des cris de l'émeute, elle discute la réforme du code criminel et adopte un décret de finances; et, après deux jours donnés à l'examen et à l'adoption de la loi martiale, elle se remet à l'œuvre pour porter un nouveau coup au vieil édifice de la monarchie française, par la confiscation des biens du clergé, qu'elle déclare propriété nationale (10 octobre - 2 novembre). L'ordre ancien était détruit: il fallait lui substituer un ordre nouveau. L'infatigable Thouret, l'un des membres les plus actifs du comité de constitution, s'emparant de l'idée de l'abbé Sieyes, propose, le 5 novembre, une nouvelle division de la France en départemens, districts et cantons. La discussion fut longue et laborieuse; le plan du comité subit des modifications; mais enfin, de ce travail ressortit cette belle division du royaume, |