, Voici une partie des instructions qu'il donne à son petit-fils Philippe V, partant pour l'Espagne. Il les écrivit à la hâte avec une négligence qui découvre bien mieux l'âme qu'un discours étudié. On y voit le père et le roi. << Aimez les Espagnols, et tous vos sujets attachés à votre « couronne et à votre personne. Ne préférez pas ceux qui << vous flatteront le plus; estimez ceux qui, pour le bien, <<< hasarderont de vous déplaire. Ce sont là vos véritables amis. << Faites le bonheur de vos sujets; et dans cette vue n'ayez << de guerre que lorsque vous y serez forcé, et que vous en << aurez bien considéré et bien pesé les raisons dans votre con« seil. << Essayez de remettre vos finances; veillez aux Indes et à << vos flottes; pensez au commerce; vivez dans une grande « union avec la France; rien n'étant si bon pour nos deux << puissances que cette union, à laquelle rien ne pourra ré« sister. << Si vous êtes contraint de faire la guerre; mettez-vous à « la tête de vos armées. << Songez à rétablir vos troupes partout, et commencez par <<< celles de Flandre. << Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir; mais << faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de <<< liberté et de divertissement. « Il n'y en a guère de plus innocents que la chasse et le « goût de quelque maison de campagne, pourvu que vous << n'y fassiez pas trop de dépense. << Donnez une grande attention aux affaires quand on vous « en parle; écoutez beaucoup dans le commencement, sans « rien décider. « Quand vous aurez plus de connaissances, souvenez-vous << que c'est à vous à décider; mais, quelque expérience que « vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les rai<< sonnements de votre conseil, avant que de faire cette déci<< sion. << Faites tout ce qui vous sera possible pour bien connaî« tre les gens les plus importants, afin de vous en servir à « propos. << Tâchez que vos vice-rois et gouverneurs soient toujours << Espagnols. << Traitez bien tout le monde; ne dites jamais rien de få<< cheux à personne : mais distinguez les gens de qualité et << de mérite. << Témoignez de la reconnaissance pour le feu roi, et pour << tous ceux qui ont été d'avis de vous choisir pour lui su« céder. << Ayez une grande confiance au cardinal Portocarrero, et « lui marquez le gré que vous lui savez de la conduite qu'il <<< a tenue. << Je crois que vous devez faire quelque chose de considé<< rable pour l'ambassadeur qui a été assez heureux pour << vous demander, et pour vous saluer le premier en qualité << de sujet. << N'oubliez pas Bedmar, qui a du mérite, et qui est capa<<< ble de vous servir. << Ayez une entière créance au duc d'Harcourt; il est ha<< bile homme, et honnête homme, et ne vous donnera des << conseils que par rapport à vous, << Tenez tous les Français dans l'ordre. « Traitez bien vos domestiques, mais ne leur donnez pas << trop de familiarité, et encore moins de créance. Servez<< vous d'eux tant qu'ils seront sages: renvoyez-les à la moin<< dre faute qu'ils feront, et ne les soutenez jamais contre les << Espagnols. << N'ayez de commerce avec la reine douairière que celui << dont vous ne pouvez vous dispenser. Faites en sorte qu'elle << quitte Madrid, et qu'elle ne sorte pas d'Espagne. En quel<< que lieu qu'elle soit, observez sa conduite, et empêchez << qu'elle ne se mêle d'aucune affaire. Ayez pour suspects << ceux qui auront trop de commerce avec elle. << Aimez toujours vos parents. Souvenez-vous de la peine << qu'ils ont eue à vous quitter. Conservez un grand com<< merce avec eux dans les grandes choses et dans les petites. << Demandez-nous ce que vous auriez besoin ou envie d'avoir << qui ne se trouve pas chez vous; nous en userons de même « avec vous. << N'oubliez jamais que vous êtes Français, et ce qui peut << vous arriver. Quand vous aurez assuré la succession d'Es<< pagne par des enfants, visitez vos royaumes, allez à Na<< ples et en Sicile, passez à Milan, et venez en Flandre (1), « ce sera une occasion de nous revoir: en attendant visitez la « Catalogne, l'Aragon et autres lieux. Voyez ce qu'il y aura << à faire pour Ceuta. << Jetez quelque argent au peuple quand vous serez en Es« pagne, et surtout en entrant à Madrid. << Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires que (1) Cela seul peut servir à confondre tant d'historiens, qui, sur la foi des Mémoires infidèles écrits en Hollande, ont rapporté un prétendu traité (signé par Philippe V avant son départ), par lequel traité ce prince cédait à son grand-père la Fiandre et le Milanais. « vous trouverez. Ne vous en moquez point. Chaque pays à ⚫ ses manières particulières; et vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d'abord le plus surprenant. < Evitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à « ceux qui donnent de l'argent pour les obtenir. Donnez à < propos et libéralement; et ne recevez guère de présents, à < moins que ce ne soit des bagatelles. Si quelquefois vous ne < pouvez éviter d'en recevoir, faites-en de plus considéra« bles à ceux qui vous en auront donné, après avoir laissé passer quelques jours. << Ayez une cassette pour mettre ce que vous aurez de par« ticulier, dont vous aurez seul la clef. « Je finis par un des plus importants avis que je puisse « vous donner. Ne vous laissez pas gouverner. Soyez le mai< tre; n'ayez jamais de favori ni de premier ministre. Ecou« tez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous « a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions (1). » Louis XIV avait dans l'esprit plus de justesse et de dignité que de saillies; et d'ailleurs on n'exige pas qu'un roi dise des choses mémorables, mais qu'il en fasse. Ce qui est nécessaire à tout homme en place, c'est de ne laisser sortir personne mécontent de sa présence, et de se rendre agréable à tous ceux qui l'approchent. On ne peut faire du bien à tout moment; mais on peut toujours dire des choses qui plaisent. Il s'en était fait une heureuse habitude. C'était entre lui et sa cour un commerce continuel de tout ce que la majesté peut avoir de grâces, sans jamais se dégrader, et de tout ce que l'empressement de servir et de plaire peut avoir de finesse, (2) Le roi d'Espagne profita de ces conseils: c'etait un prince vertueux. sans l'air de la bassesse. Il était, surtout avec les femmes, d'une attention et d'une politesse qui augmentait encore celle de ses courtisans; et il ne perdit jamais l'occasion de dire aux hommes de ces choses qui flattent l'amour-propre en excitant l'émulation, et qui laissent un long souvenir. Un jour Mme la duchesse de Bourgogne, encore fort jeune, voyant à souper un officier qui était très-laid, plaisanta beaucoup et très-haut sur sa laideur. « Je le trouve, madame, « dit le roi encore plus haut, un des plus beaux hommes de << mon royaume; car c'est un des plus braves. » Un officier général, homme un peu brusque, et qui n'avait pas adouci son caractère dans la cour même de Louis XIV, avait perdu un bras dans une action, et se plaignait au roi, qui l'avait pourtant récompensé autant qu'on peut le faire pour un bras cassé : « Je voudrais avoir perdu aussi l'autre, << dit-il, et ne plus servir Votre Majesté. » J'en serais bien fâché pour vous et pour moi, lui répondit le roi : et.ce discours fut suivi d'une grace qu'il lui accorda. Il était si éloigné de dire des choses désagréables, qui sont des traits mortels dans la bouche d'un prince, qu'il ne se permettait pas même les plus innocentes et les plus douces railleries; tandis que des particuliers en font tous les jours de si cruelles et de si funestes. Il se plaisait et se connaissait aux choses ingénieuses, aux impromptus, aux chansons agréables; et quelquefois même il faisait sur-le-champ de petites parodies sur les airs qui étaient en vogue, comme celle-ci : Chez mon cadet de frère, |