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fils, avec mon bon Abbé, avec Mademoiselle de Grignan, avec le petit Grignan, et quelques jours le Chevalier. Si vous saviez, Monsieur, comme tout cela est bon en ménage, vous comprendriez aisément le peu d'impatience que j'ai de retourner à Paris, cependant il faudra faire comme les autres à la S. Martin. Notre ami nous manque, il a été fort incommodé, il craint notre serein, la presse est un peu sur les logements, toutes ces raisons le font demeurer à Paris. Mais vous. ne pourriez pas le reconnoître ; sachez, Monsieur, qu'il a pris une perruque comme un autre homme. Ce n'est plus cette petite tête frisottée seule semblable à elle,; jamais vous n'avez vu un tel changement; j'en ai tremblé pour notre amitié : ce n'étoit plus ses cheveux à qui je suis attachée depuis plus de trente ans, mes secrets, mes confiances, mes anciennes habitudes, tout étoit chancelant, il étoit plus jeune de vingt ans, je ne savois plus où retrouver mon ancien ami; enfin, je me suis un peu apprivoisée avec cette tête à la mode, et je retrouve dessous celle de notre bon Corbinelli. Si vous aviez été ici, nous aurions bien joué toute cette piece ensemble, je suis assurée que vous auriez été aussi surpris que moi. C'étoit bien autre chose que cette garde-robe et ces points magnifiques que M. de Vardes lui avoit donnés. A propos, il le fait chef de son conseil, il profite de ses études sur le droit, et le met à la tête de ses affaires, et il gagne beaucoup à cette disposition, et en vérité, on se trouvera toujours fort bien de notre ami à quelque sausse qu'on le mette. Celui qui est toujours chassé de vos Etats me fait une extrême pitié. Il y a de certains dégoûts qui sont insupportables; ses malheurs prennent le train de ne finir jamais, et il n'a plus la consolation d'avoir des camarades, il est seul dans le monde qui n'ait point trouvé de moment heureux. Vous verrez M. de Noailles dans un état bien contraire: c'est une belle place que celle qu'il va tenir: on dit qu'il a ordre de ne donner la main qu'aux Lieutenants de Roi et aux Evêques; rien pour les Barons ni pour les grands Seigneurs. Mandez-moi comment se passera cette scene, et en particulier ce qui regardera vos intérêts, ou les agréments que vous pourra donner l'estime et l'amitié d'un aussi honnête homme. Madame de Calvisson a trouvé à propos de ne point aller voir Madame la Duchesse de Noailles, elle a été seule de cet avis. Je ne sais comment elle l'entend; mais jamais un trait d'orgueil n'a été si mal placé, ni si mal reçu de tout le monde. Ne me citez pas si l'envie vous prend

d'en parler comme les autres; vous me direz aussi comment se comporte notre Carcassonne. Adieu, Monsieur, adieu, le plus aimable ami du monde : je ne puis vous dire avec combien d'empressement tous ceux qui sont ici me prient de vous faire des amitiés: ne les entendez-vous point d'où vous êtes ? Vous seriez assez content présentement de la santé de ma fille; son plus grand défaut étoit cette délicatesse qui nous faisoit trembler. Mon Dieu! que tout est fragile en cette vie! et que nous entendons mal nos intérêts de nous y attacher si fortement! J'ai envoyé votre lettre à notre ami: nous ne savions ce que vous étiez devenu; mais Dieu merci vous étiez occupé fort honorablement: je m'en réjouis.

A

LETTRE

DE MADAME DE GRIGNAN

AU MÉME.

Le 23 Juin 1688.

On m'a mande de Languedoc que j'y avois un procès, que l'on y poursuivoit vivement M. de Grignan, et que les Com

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missaires étoient d'étranges gens. Je les ai bien maudits, Monsieur, et puis j'ai su que vous étiez un des plus importants: c'est donc à vous à qui j'ai donné tant de malédictions, et vous auprès de qui j'ai cherché des protections pour adoucir votre rigueur, et faire entendre la justice de ma cause. C'est à M. d'Argouges à qui j'ai l'obligation d'avoir appris que ce Commissaire odieux, et ce M. de Moulceau, tant estimé, n'étoient qu'un. Toute la colere allumée contre le premier a disparu à ce nom, et les armes me sont tombées de la main commede celles d'Arcabonne quand elle reconnoît Amadis. C'est à M. de Moulceau que j'adresse cette citation de l'opéra; vous jugez bien, Monsieur, qu'en qualité de Commissaire, je ne vous citerois que des loix. Il y en a une bien établie dans le monde, et sur-tout parmi les honnêtes gens, c'est de ne point les condamner sans les entendre; voilà, Monsieur, en quoi consiste la grace que j'ai à vous demander. Aujourd'hui les gens de M. le Prince de Conti nous demandent une terre que nous possédons depuis trois cents ans. Je sais par M. de Corbinelli que c'est un furieux titre qu'une possession de trois cents ans; nous vous demandons Monsieur, le loisir de rassembler nos preuves pour vous convaincre du peu de droit

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de M. le Prince de Conti, et de la bonté du nôtre. Nos gens d'affaires sont ici pour un procès qui m'y arrête : dès qu'ils seront de retour, ce qui sera dans peu, ils vous étaleront nos pancartes, et vous conviendrez que nous ne résistons à un si grand Prince, que par la nécessité où l'on est de conserver un bien très-légitimement acquis. Il faut sentir une grande justice de son côté, Monsieur, pour ne vous pas craindre, quand il est question de M. le Prince de Conti; et j'avoue que l'on ne peut se croire plus en sûreté que j'y suis, sachant ce que je sais de l'affaire, et vous connoissant comme je vous connois pour le plus juste, le plus éclairé juge, le plus estimable et le plus aimable ami du monde. Je demande pardon de cette douceur à votre dignité de Commissaire, et fais ma protestation qu'elle n'est point en vue de vous corrompre, mais de rendre honneur à une vérité que je pense souvent et ne vous dis jamais; il me semble pourtant que vous devez m'entendre quelquefois par ma mere, et me donner part aux protestations qu'elle vous fait de temps en temps de vous honorer infiniment.

La Comtesse de Grignan.

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