lente. Les deux frères Trudaine, ses amis d'enfance, après avoir hâté sa guérison, le décidèrent à les accompagner en Suisse. Il fit ce voyage à vingt-deux ans. On a retrouvé quelques notes de ses impressions passagères, mais rien qui s'y rapporte à l'idée d'écrire un ouvrage. On y sent même l'embarras d'une admiration trop excitée, et cette impuissance de l'enthousiasme qui pour créer a besoin de la magie des souvenirs. Au retour de cette excursion toute poétique, le comte de la Luzerne, ambassadeur en Angleterre, l'emmena avec lui. Il paraît qu'il passa à Londres des jours pénibles 2. Mécontent de son sort et de sa dépendance, déja tourmenté d'une maladie qui l'obséda toujours, il épuisa en de fréquens voyages quelques années d'une vie errante, inquiète, incertaine, et ne se fixa enfin à Paris qu'en 1790. C'est alors, à vingt-huit ans, qu'il mit dans ses travaux commencés, et dans le plan des ouvrages qu'il voulait faire, une suite et un ordre constans. Charmé des Grecs, il forma son style sur leurs divins modèles; mais, frappé de l'intolérante obstination de quelques esprits à prétendre enfermer le vol des Muses dans le cercle de leurs étroites idées, il résolut de s'en affranchir, d'essayer des routes nouvelles, et consacra ce projet dans le poëme intitulé l'Invention. L'amour de la Nature et des vertus de cet âge où l'on méconnut l'emploi de l'or tourna ses idées vers l'Églogue: c'est une vocation des âmes pures. Chatterton, dont la destinée présente avec celle de notre poète plus d'un rapport', s'exerça aussi dans ce genre. Cette sorte de composition était assez justement discréditée parmi nous, à cause des noms de Ronsard, de Fontenelle et de quelques autres; mais Chénier chercha les traces des maîtres; et quelquefois il les a rencontrées. 1. Voyez les Élégies VII et XL; c'est dans cette dernière élégie surtout qu'André Chénier a consigné les souvenirs les plus intéressans de son voyage. (Note de l'Édit.) 2. Les fragmens datés de Londres, et imprimés aux pages 256 et 317 du présent volume, en sont une preuve touchante et irrécusable. (Idem.) Un sentiment plein d'analogie avec la poésie s'empara des inspirations de ce cœur: il retrouva toute la grâce oubliée des formes antiques pour peindre l'amour qui accable et soutient les jours du poète. Il prend sur sa lyre des accens d'une vérité déchirante, ce sentiment, qui tient à la douleur par un lien, par tant d'autres à la volupté. 1. Plus encore avec celle de notre infortuné Gilbert, puisque la misère lui donna également l'affreux conseil d'attenter à ses jours. Thomas Chatterton s'empoisonna à peine âgé de dix-huit ans. Quand on ouvrit sa chambre, on la trouva, diton, semée des restes de ses manuscrits déchirés. (Note de l'Éditeur.) Lorsque les Amis de la Constitution fondèrent leur club, sous ce titre d'abord respectable, MarieJoseph consentit d'en faire partie. Son frère, plus éclairé, et (ce qu'on oublie souvent) plus âgé que lui, pressentit quelle sinistre influence allait exercer cette association, et quel tort, peut-être irréparable, elle allait faire à une cause glorieuse. Il fut des premiers à combattre ses doctrines et son pouvoir sanguinaires par de courageux écrits 1. Marie-Joseph, qui trouvait dans cette assemblée d'ardens amis, peut-être quelques prôneurs, quelques appuis pour ses efforts à la tribune et au théâtre, se défendit quelque tems de croire à leurs coupables vues. Il imprima dans les feuilles publiques que les écrits de son frère ne renfermaient point sa pensée2; mais, peu de tems après, il s'éloigna avec horreur de cette société, devenue trop célèbre sous la dénomination des Jacobins. Son erreur avait été courte, car elle s'était dissipée avant les premiers excès de ses collègues; mais c'en était assez pour avoir frappé les esprits. Divisés sur un point, on établit que les deux frères l'étaient sur tous; et, de là, cette opinion, 1. Entr'autres écrits, voyez, dans le tome de ses OŒuvres anciennes, celui intitulé : De la cause des désordres qui troublent la France, et arrétent l'établissement de la Liberté. (Note de l'Éditeur.) 2. Ces lettres, imprimées dans le Moniteur du temps, ont été recueillies et insérées dans le cinquième volume des OEu-vres anciennes de Marie-Joseph Chénier. (Idem.) encore répétée, qu'André Chénier appartenait à la cause des priviléges et des injustices. On conçoit qu'une telle conquête ait tenté l'ambition d'un parti; mais là, comme ailleurs, ses prétentions s'évanouissent devant l'évidence. Doué d'une raison supérieure et de ce courage civil, rare en France, où la valeur est commune, André Chénier devait se placer dans les rangs peu nombreux de ces hommes que n'approchent ni l'ambition, ni la crainte, ni l'intérêt personnel. La plupart des esprits ne sauraient comprendre qu'on ne tienne à aucun parti, à aucune secte, et qu'on ose penser tout seul : c'est le propre des amis de la liberté. Ceux-là se placent au milieu des factions qui se combattent; et il ne faut pas croire que, s'ils suivent cette ligne, que s'ils s'exposent dans cette carrière, la plus périlleuse de toutes, ils en méconnaissent le désavantage. N'accusons point leur habileté, pour nous dispenser d'honorer leur courage. Le caractère d'André Chénier était armé contre toute hypocrisie et tout arbitraire : il ne voulait pas plus, comme il l'a dit lui-même, des fureurs démocratiques que des iniquités féodales; des brigands à piques que des brigands à talons rouges; de la tyrannie des patriotes que de celle de la Bastille; des priviléges des dames de cour que de ceux des dames de halle. Il eût rougi de choisir entre Coblentz et les Jacobins. On le verra, au péril de cette vie qui lui fut arrachée, s'offrir ! à rappeler dans ses ouvrages le souvenir de leur mutuel appui. A Versailles, son frère le protégea de son crédit; il choisit lui-même la maison qui lui servit d'asile; et là, dans ces murs devenus une solitude, abandonné à des jours de tristesse et de paix, notre poète eût été conservé à la France, sans le plus déplorable et le plus inattendu des évènemens. André apprit qu'un de ses amis, M. de Pastoret, venait d'être arrêté à Passy. Il y vole; il veut offrir à sa famille quelques paroles de consolation. Des commissaires, chargés d'une visite de papiers, jugèrent suspectes les personnes trouvées dans ce domicile, et les conduisirent toutes en prison. On rechercha l'origine de ce qu'on supposait un acte de quelque comité; on voulut connaître de quel pouvoir il pouvait émaner, afin de le fléchir : ces démarches furent inutiles. Quelqu'un offrit une somme considérable pour cautionner la liberté du prisonnier : nulle autorité n'osa la lui rendre; et il était arrêté sans ordre! Cependant les ennemis de la faction anarchique étaient tous recherchés; et les arrêts du tribunal révolutionnaire couvraient Paris de deuil. L'unique sauve-garde des prisonniers était l'oubli où ils tombaient à la faveur de leur nombre. Ceux qui sont sortis à cette époque de la terrible épreuve des cachots se souviennent que c'est à ce moyen de salut que tendait la sollicitude de leurs amis. Il fallait se faire oublier ou périr. Marie-Jo |