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Chénier monta à huit heures du matin sur la charrette des criminels. Dans ces instans où l'amitié n'est jamais plus vivement réclamée, où l'on sent le besoin d'épancher ce cœur qui va cesser de battre, le malheureux jeune homme ne pouvait ni rien recueillir ni rien exprimer des affections qu'il laissait après lui. Peut-être il regardait avec un désespoir stérile ses pâles compagnons de mort: pas un qu'il connût! A peine savait-il, dans les trente-huit victimes qui l'accompagnaient, les noms de MM. de Montalembert, Créqui de Montmorency, celui du baron de Trenck, et de ce généreux Loiserolles, qui s'empressait de mourir pour laisser vivre un fils à sa place; mais aucun d'eux n'était dans le secret de son âme. Cet esprit qui entendît sa pensée, ce cœur parent du sien, comme a dit le poète, Chénier l'appelait peut-être, et frémissait de son vœu... quand tout-àcoup s'ouvrent les portes d'un cachot fermé depuis six mois; et l'on place à ses côtés, sur le premier banc du char fatal, son ami, son émule, le peintre des Mois, l'infortuné Roucher.

Que de regrets ils exprimèrent l'un sur l'autre! « Vous, disait Chénier, le plus irréprochable de << nos citoyens! un père, un époux adoré! c'est « vous qu'on sacrifie! - Vous! répliquait Roucher, « vous, vertueux jeune homme! on vous mène à « la mort, brillant de génie et d'espérance! « Je n'ai rien fait pour la postérité, répondit Ché« nier; >> puis, en se frappant le front, on l'entendit ajouter: Pourtant, j'avais quelque chose ! C'était la Muse, dit l'auteur de Réné et d'Atala, qui lui révélait son talent au moment de la mort. Il est remarquable que la France perdit sur la fin du dernier siècle trois beaux talens à leur aurore : Malfilâtre, Gilbert et André Chénier. Les deux premiers ont péri de misère, le troisième sur un échafaud.

1. Thomas Gray, dans son élégie intitulée: Le Cimetière de campagne. Marie-Joseph Chénier a traduit en vers cette élégie anglaise. Voyez le trois. vol. de ses OŒuvres anciennes. (Note de l'Éditeur.)

Cependant le char s'avançait; et, à travers les flots de ce peuple, que son malheur rendait farouche, leurs yeux rencontrèrent ceux d'un ami, qui accompagna toute leur marche funèbre, comme pour leur rendre un dernier devoir, et qui raconta souvent au malheureux père, qui ne survécut que dix mois à la perte de son fils, les tristes détails de leur fin.

Ils parlèrent de poésie à leurs derniers momens. Pour eux, après l'amitié, c'était la plus belle chose de la terre. Racine fut l'objet de leur entretien et de leur dernière admiration. Ils voulurent réciter de ses vers, pour étouffer peut-être les clameurs de cette foule qui insultait à leur courage et à leur innocence. Quel fut le morceau qu'ils choisirent? Quand je fis cette question à un homme dont l'âge et les malheurs commencent à glacer la mémoire, il hésita à me répondre. Il me pro

mit de rechercher ce souvenir, de s'informer près de quelques personnes à qui, autrefois, il avait pu le raconter. Je demeurai dans une pénible attente, jusqu'à ce qu'on me dit, après quelques jours, et avec l'accent d'une sorte d'indifférence, qui était bien loin de moi: C'était la première scène d'Andromaque.

Ainsi, tour à tour, ils récitèrent le dialogue qui expose cette noble tragédie. Chénier, que cette idée avait frappé le premier, commença; et peutêtre un dernier sourire effleura ses lèvres, lorsqu'il prononça ces beaux vers:

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle;
Et déja son courroux semble s'être adouci,
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici.

Ces sentimens étaient dans son cœur : l'époque où il succomba les explique. Pouvait-il regretter l'avenir? Il avait désespéré, en France, de la causé de la Vertu et de la Liberté.

Ainsi périt ce jeune cygne, étouffé par la main sanglante des révolutions. Heureux de n'avoir élevé de culte qu'à la Vérité, à la Patrie et aux Muses, on dit qu'en marchant au supplice il s'applaudissait de son sort: je le crois. Il est si beau de mourir jeune! Il est si beau d'offrir à ses ennemis une victime sans tache, et de rendre au Dieu qui nous juge une vie encore pleine d'illusions!

H. DE LATOUCHE.

POÉSIES.

OŒuvres posthumes.

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