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seph, alors insulté à la tribune, devenu l'objet de la haine particulière de Roberspierre, qui redoutait ses principes et enviait ses talens, n'aurait eu que le crédit de faire hâter un supplice; il s'abstenait même de paraître à la Convention. Il pouvait mourir avec son frère, non le sauver. Il est de nos censeurs qui se sentent, aujourd'hui, un héroïsme supérieur à cette âme qui fit parler les Calas et les Gracchus : qu'ils viennent jeter à sa statue la première pierre.

Heureux, si, du moins, l'on eût suivi ses conseils; si l'on se fût renfermé, pour André, dans cette prudence qui conserva les jours de M. Sauveur Chénier, détenu en même tems à la Conciergerie!

Nous n'expliquons point ces détails pour réfuter la basse calomnie qui essaya de rendre MarieJoseph responsable du sort de son frère. Cette justification serait une injure à sa mémoire. Les plus violens adversaires de ses principes, les plus injustes détracteurs de son talent, n'ont jamais trempé dans ces vils soupçons, quand ils ont mérité l'honneur de le combattre. Certes, on ne connaît point de raison d'aimer Chénier, à M. de Châteaubriand, son successeur à l'Académie. Il a peut-être, dans son discours de réception, laissé revivre trop de ressentimens contre lui; mais, dans ce discours, il ajoute : « Chénier a su, comme moi, « ce que c'est que de perdre un frère tendrement « aimé: il serait sensible à l'hommage que je

<< rends à ce frère, car il était naturellement gé« néreux. » On sait que les amis de l'un furent ceux de l'autre jusqu'à la mort. Et sa mère, dit le respectable M. Daunou1, en parlant de la victime si malheureusement immolée, sa mère, qui l'a pleuré quatorze ans, demeura, tant qu'elle vécut, avec Marie-Joseph. C'était lui qui la consolait 2.

Mais le père des deux poètes fatiguait de plaintes inutiles les hommes puissans de cette sanguinaire époque. Imprudent vieillard! il parvint à s'en faire entendre. << Quoi! lui dit un de ces agens « de terreur, que je ne nommerai point parce << qu'il vit encore, est-ce parce qu'il porte le nom « de Chénier, parce qu'il est le frère d'un repré<< sentant, que depuis six mois on ne lui a pas <<< encore fait son procès? Allez, Monsieur, votre << fils sortira dans trois jours. »

Hélas! et en effet. Et, quand le malheureux père. allait parler aux amis de son fils de ses espérances et de sa joie, on lui répondait: puissiezvous ne jamais accuser votre tendresse!

1. Voyez la note placée en tête du tome I des OŒuvres posthumes de Marie-Joseph Chénier. (Note de l'Éditeur.)

2. Lisez encore, pour plus amples et plus touchans détails, la Lettre historique de M. Arnault sur Marie-Joseph Chénier, et, immédiatement après, le Discours funèbre que ce même écrivain, éloquent et vertueux, fut chargé par l'Institut de prononcer sur la tombe de son illustre collègue. Ces deux morceaux sont imprimés en tête du tome I des OŒuvres anciennes de Marie-Joseph Chénier. (Note de l'Éditeur.)

André Chénier retoucha, dans sa prison, des ouvrages que son frère aurait publiés sans doute, si le travail qu'il commença à ce sujet ne fût demeuré imparfait, à cause de la dispersion des manuscrits en plusieurs mains et en plusieurs lieux.

Oserai-je exprimer l'impression que je ressentis, lorsque ces ouvrages, enfin rassemblés, tracés tous de sa propre main, me furent confiés après vingt-trois ans d'oubli? Chargé de ce précieux dépôt, avec quel recueillement je contemplais les traces fragiles d'une pensée peut-être immortelle! Je relus ces chants avec quelque chose de l'émotion que donnent l'écrit d'une main chérie et les affections les plus proches de notre cœur. Que d'affligeantes idées me rappelaient quelques-uns de ces caractères furtivement tracés; ces lignes, pressées sur d'étroits feuillets, choisis pour être soustraits à l'inquisition d'un geolier! Le tems commençait de les attaquer; et je les déployais avec un soin presque égal à celui que j'avais vu naguère employer à Naples à dérouler les manuscrits d'Épicure ou d'Anacréon. Une révolution de la Nature avait presque anéanti ces beaux modèles; et nos discordes, plus terribles encore, avaient long-tems menacé un de leurs glorieux disciples.

Toutefois, le jeune poète ne fut jamais satis

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fait de ses esquisses. Le sens quelquefois douteux d'une pensée, les tours trop elliptiques, les mots que pourra noter la critique, il les avait remarqués lui-même. Il se blamait souvent; et j'ai retrouvé des passages qu'il avait soulignés ou censurés de sa main. Ceux de nos juges pour qui la correction est le premier des mérites, et qui sont moins touchés des beautés d'un ouvrage qu'offensés de ses défauts, pourront trouver à exercer leur blâme dans ce recueil; mais ces esprits, armés contre leur plaisir, se souviendront peut-être que l'auteur ne parcourut de la carrière humaine que le tems des troubles et des passions. Exigerontils les saveurs de l'automne d'un fruit naissant tombé sous les coups d'un orage? Si vous lui voulez une correction irréprochable, allez redemander l'infortuné au tombeau qui se ferma sur lui à trente et un ans.

L'ensemble de sa poésie donne l'enchantement. Elle a ce qui est le caractère des œuvres du génie : le pouvoir de vous ravir à vos propres idées, et de vous transporter dans le monde de ses créations. J'ai vu partager cette ivresse enthousiaste aux esprits les plus difficiles et les plus accoutumés, par la réflexion, à calculer l'effet de la pensée. La plupart de ses Idylles sont des modèles dont Théocrite avouerait l'ordonnance; et ses Élégies semblent des inspirations où Tibulle a jeté sa flamme, où La Fontaine a mêlé sa grâce.

Mais j'oublie, en parlant des choses qui feront vivre son nom, que quelques jours lui restent encore dans la captivité, et qu'il convient d'achever une tâche douloureuse. Les deux Trudaine étaient aussi détenus à Saint-Lazare; et Suvée, prisonnier comme eux, s'occupait de faire le portrait d'André. Cette peinture, possédée aujourd'hui par M. de Cayeux, est la seule image qui reste de lui. C'est à Saint-Lazare qu'il composa pour mademoiselle de Coigny cette Ode, la Jeune Captive1, que peut-être on n'a jamais lue sans attendrissement. La veille du jour où il fut jugé, son père le rassurait encore, en lui parlant de ses talens et de ses vertus: «Hélas! dit-il, M. de Males<<herbes aussi avait des vertus! >>>

Il parut au tribunal sans daigner parler ni se défendre. Déclaré ennemi du peuple, convaincu d'avoir écrit contre la liberté et défendu la tyrannie, il fut encore chargé de l'étrange délit d'avoir conspiré pour s'évader. Ce jugement fut rendu pour être exécuté le 7 thermidor (25 juillet 1794), c'est-à-dire l'avant-veille de ce jour qui eût brisé ses fers, et qui délivra toute la France.

MM. de Trudaine demandèrent la faveur de périr avec lui; mais on les avait réservés à l'exécution du lendemain (du lendemain, 8 thermidor!). Les bourreaux s'applaudissaient alors quand la victime pouvait reconnaître le sang de ses amis à la place où ils allaient répandre le sien.

1. Voyez page 282, présent volume. (Note de l'Éditeur.) OŒuvres posthumes.

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