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Ces sentimens du cœur que l'esprit ne peut feindre:
De ses tableaux fardés les frivoles appas
N'iront jamais au cœur dont ils ne viennent pas.
Eh! comment me tracer une image fidèle
Des traits dont votre main ignore le modèle?
Mais celui qui, dans soi descendant en secret,
Le contemple vivant, ce modèle parfait :
C'est lui qui nous enflamme au feu qui le dévore;
Lui, qui fait adorer la vertu qu'il adore;
Lui, qui trace en un vers des Muses agréé
Un sentiment profond que son cœur a créé.
Aimer, sentir: c'est là cette ivresse vantée
Qu'aux célestes foyers déroba Prométhée.
Calliope jamais daigna-t-elle enflammer
Un cœur inaccessible à la douceur d'aimer?
Non: l'amour, l'amitié, la sublime harmonie,
Tous ces dons précieux n'ont qu'un même génie.
Même souffle anima le poète charmant,
L'ami religieux, et le parfait amant.
Ce sont toutes vertus d'une âme grande et fière.
Bavius et Zoïle, et Gacon, et Linière,
Aux concerts d'Apollon ne furent point admis,
Vécurent sans maîtresse, et n'eurent point d'amis.

Et ceux qui, par leurs mœurs dignes de plus d'estime,
Ne sont point nés pourtant sous cet astre sublime :
Voyez-les, dans des vers divins, délicieux,
Vous habiller l'amour d'un clinquant précieux;

:

Badinage insipide où leur ennui se joue,
Et qu'autant que l'amour le bon sens désavoue.

Voyez si d'une belle un jeune amant épris

A tressailli jamais en lisant leurs écrits;

Si leurs lyres jamais, froides comme leurs âmes,

De la sainte amitié respirèrent les flammes.
O peuples de héros, exemples des mortels!
C'est chez vous que l'encens fuma sur ses autels;
C'est aux tems glorieux des triomphes d'Athène,
Aux tems sanctifiés par la vertu romaine,
Quand l'âme de Lélie animait Scipion,
Quand Nicoclès mourait au sein de Phocion';
C'est aux murs où Lycurgue a consacré sa vie,
Où les vertus étaient les lois de la patrie.
O demi-dieux amis! Atticus, Cicéron,
Caton, Brutus, Pompée, et Sulpice, et Varron!
Ces héros dans le sein de leur ville perdue
S'assemblaient pour pleurer la liberté vaincue:
Unis par la vertu, la gloire, le malheur,
Les arts et l'amitié consolaient leur douleur.
Sans l'amitié, quel antre ou quel sable infertile

1. Phocion venait d'être condamné à mort. Nicoclès, son plus intime ami, lui demanda en grâce qu'il lui permit de boire du poison avant lui. « Ah! Nicoclès, lui répondit Phocion, tu me fais là une demande bien pénible pour mon cœur; mais, puisque je ne t'ai jamais rien refusé pendant ma vie, je t'accorde encore ce dernier plaisir avant ma mort. » Voyez Plutarque, Vie de Phocion. (Note de l'Éditeur.)

OŒuvres posthumes.

4

N'eût été pour le sage un désirable asile,
Quand du Tibre avili le sceptre ensanglanté
Armait la main du vice et la férocité;
Quand d'un vrai citoyen l'éclat et le courage
Réveillaient du tyran la soupçonneuse rage;
Quand l'exil, la prison, le vol, l'assassinat,
Étaient pour l'apaiser l'offrande du sénat?
Thraséa, Soranus, Sénécion, Rustique,
Vous tous, dignes enfans de la patrie antique,
Je vous vois tous amis, entourés de bourreaux,
Braver du scélérat les indignes faisceaux,
Du lâche délateur l'impudente richesse,
Et du vil affranchi l'orgueilleuse bassesse.
Je vous vois, au milieu des crimes, des noirceurs,
Garder une patrie et des lois et des mœurs;
Traverser d'un pied sûr, sans tache, sans souillure,
Les flots contagieux de cette mer impure;
Vous créer, au flambeau de vos mâles aïeux,
Sur ce monde profane un monde vertueux.

Oh! viens rendre à leurs noms nos âmes attentives,
Amitié! de leur gloire ennoblis nos archives.
Viens, viens : que nos climats, par ton souffle épurés,
Enfantent des rivaux à ces hommes sacrés:
Rends-nous hommes comme eux. Fais sur la France heureuse
Descendre des vertus la troupe radieuse :
De ces filles du ciel qui naissent dans ton sein,
Et toutes sur tes pas se tiennent par la main.

Ranime les beaux-arts, éveille leur génie;
Chasse de leur empire et la haine et l'envie :
Loin de toi, dans l'opprobre ils meurent avilis.
Pour conserver leur trône ils doivent être unis.
Alors de l'univers ils forcent les hommages;
Tout, jusqu'à Plutus même, encense leurs images;
Tout devient juste alors; et le peuple et les grands,
Quand l'homme est respectable, honorent les talens.

Ainsi l'on vit les Grecs prôner d'un même zèle
La gloire d'Alexandre et la gloire d'Apelle;
La main de Phidias créa des immortels;
Et Smyrne à son Homère éleva des autels.
Nous, amis, cependant, de qui la noble audace
Veut atteindre aux lauriers de l'antique Parnasse,
Au rang de ces grands noms nous pouvons être admis:
Soyons cités comme eux entre les vrais amis.
Qu'au-delà du trépas notre âme mutuelle
Vive et respire encor sur la lyre immortelle ;
Que nos noms soient sacrés; que nos chants glorieux
Soient pour tous les amis un code précieux.
Qu'ils trouvent dans nos vers leur âme et leurs pensées;
Qu'ils raniment encor nos muses éclipsées;
Et qu'en nous imitant ils s'attendent un jour
D'être chez leurs neveux imités à leur tour.

ÉPITRE

A M. CHÉNIER L'AINÉ,

(ANDRÉ.)

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Our, l'astre du génie éclaira ton berceau;
La Gloire a sur ton front secoué son flambeau;
Les abeilles du Pinde ont nourri ton enfance.
Phébus vit à la fois naître aux murs de Bysance,
Chez un peuple farouche et des arts ennemi,
A la gloire un amant, à mon cœur un ami.

Que le nom de Péra1 soit vanté d'âge en âge!
Dans ces mêmes instans, sur ce même rivage,
Qui donnèrent Sophie à l'Amour enchanté,

1. Nom du faubourg de Constantinople où est né l'auteur. C'est dans ce quartier que résident les ambassadeurs d'Europe; et l'on sait que le père d'André Chénier remplissait à Constantinople les fonctions de Consul général de France. (Note de l'Éditeur.)

2. Sophie de Tott, fille du baron de ce nom, qui habitait aussi Constantinople, et à laquelle Le Brun a dédié plusieurs poé. sies. (Note de l'Éditeur).

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