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vaient naître où les lettres pourraient seules réparer le mal dont elles avaient souffert et qu'elles avaient propagé, ils prirent quelquefois la plume pour hâter cette résurrection autant qu'il était en eux. Pour moi, ouvrant les yeux autour de moi au sortir de l'enfance, je vis que l'argent et l'intrigue sont presque la seule voie pour aller à tout: je résolus donc, dès-lors, sans examiner si les circonstances me le permettaient, de vivre toujours loin de toute affaire, avec mes amis, dans la retraite, et dans la plus entière liberté. Choqué de voir les lettres si prosternées, et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égaremens d'une jeunesse forte et fougueuse; mais, toujours dominé par l'amour de la poésie, des lettres et de l'étude; souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même, toujours soutenu par mes amis, je sentis au moins dans moi que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune bassesse n'a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l'âge et des passions, et même dans les instans où la dure nécessité a interrompu mon indépendance, toujours occupé de ces idées favorites, et, chez moi, en voyage, le long des rues, dans les promenades, méditant toujours sur l'espoir, peut-être insensé, de voir renaître les

OŒuvres posthumes.

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bonnes disciplines, et, cherchant à-la-fois dans les histoires et dans la nature des choses les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres, j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif ce que nombre d'années m'ont fait mûrir de réflexions sur ces matières.

Mais, quand j'y ai regardé de bien près, j'ai trouvé que ces vérités-ci ne sont pas moins périlleuses et moins odieuses que les autres; car, dans nos définitions des diverses manières du bien et du mal écrire, il ne se peut guère que beaucoup de mauvais écrivains ne se croient désignés; et les lecteurs qui sont auteurs, ou qui ont des amis auteurs, n'approuvent dans vos préceptes que ce qu'eux ou leurs amis ont fait ou peuvent faire. Tout le reste ou les blesse comme au-dessus d'eux ou les fait rire comme folle vision; et, en outre, quand vous posez, comme il convient, la fierté de l'âme et la liberté de la pensée pour les seuls fondemens des bonnes lettres, tous ceux dont la vie et les écrits sont bas et serviles, et tous ceux aussi qui les paient pour cet avilissement, haïssent un auteur dont ils se sentent méprisés: ainsi, quoi qu'on fasse, le vrai, souvent inutile, produit sûrement des ennemis. J'ai cru cependant pouvoir me fier à la conscience que l'intention de profiter à tous, sans nuire à personne, se fera voir assez dans la naïve simplicité

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de cet écrit, et me donne droit de l'entreprendre: sûr de n'envier jamais, ni la richesse au prix de la liberté, ni l'amitié ou la familiarité des princes et des grands, ni les éloges privés, ni l'association à aucun musée ou académie, ou autre confrérie savante, ni enfin aucune espèce de récompense royale ou littéraire; déterminé à ne point vivre partout où la pensée ne sera point libre; à ne connaître de guide que la raison, de maître que la justice, et de protecteur que les lois. Je puis, autant que ma nature m'aidera, chercher la vérité sans déguisement, la trouver sans que des préjugés me l'obscurcissent, et la dire sans que ni désir, ni espérance, ni crainte, viennent altérer ma franchise ou la rendre muette. Je n'ai pas même voulu que des intérêts plus honnêtes pussent retenir ma plume: j'ai évité, par cette raison, de me lier avec quantité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable d'être l'ami, et utile d'être l'auditeur, mais que d'autres circonstances ou d'autres idées ont fait agir et penser autrement que moi. L'amitié et la conversation familière exigent au moins une conformité de principes: sans cela, les disputes interminables dégénèrent en querelles, et produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec déplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'écrire m'eût été amer: je n'avais donc que ce moyen d'éviter, en écrivant, le reproche de prévarication ou d'ingratitude; car, ou l'amitié vous empêche de dire ce que vous croyez vrai; ou, si vous le dites toujours, on vous accuse de dureté, et l'on vous regarde et l'on vous peint comme un homme intraitable et farouche, sur qui la société n'a point de pouvoir, et l'amitié point de droits.

Tels sont les motifs et la fin de cet écrit; et, comme ce qui se dit bien en trois mots n'est jamais si bien dit en quatre, et qu'un bon livre n'est pas celui qui dit tout, mais qui fait beaucoup penser, j'établirai mes idées premières sans en épuiser les conséquences; je laisserai le lecteur se développer bien des choses à lui-même; et, me renfermant de bon gré dans les bornes de mes talens, je ne serai point orné, mais clair; point véhément pour entraîner, mais évident pour convaincre; et je chercherai moins la gloire d'une éloquence abondante qu'une nerveuse et succulente brièveté: content si l'on trouve plutôt cet ouvrage trop court que trop long, et si les penseurs vertueux en approuvent le but, le ton, les principes; si ma précision leur cause quelques regrets; si, en le lisant, il leur en fait faire un plus beau; et s'ils disent qu'on y peut ajouter beaucoup, mais qu'il est impossible d'en rien

ôter.

A SA MAJESTÉ

STANISLAS-AUGUSTE,

ROI DE POLOGNE, GRAND DUC DE LITHUANIE.

SIRE,

J'ai reçu des mains de M. Mazzeï la médaille dont Votre Majesté m'a destiné l'honorable présent. Il m'a fait connaître aussi avec quelle indulgence elle s'est exprimée sur mon compte, en jugeant digne d'une traduction en langue polonaise l'Avis aux Français que j'ai publié depuis quelques mois 1.

1. Voyez le tome des OŒuvres anciennes.

« Le livre de M. Chénier, écrivait le roi de Pologne, m'a << paru si modéré, si sage, si propre à calmer l'effervescence, « et si applicable même à d'autres pays, que je le fais traduire. << J'ai pensé que la médaille ci-jointe serait une marque conve<< nable du cas que je fais de cette production, et de l'opinion « que j'ai de l'auteur. » Note écrite au bas d'une copie autographe de cette lettre, trouvée dans les papiers d'André Chénier. (Note de l'Éditeur.)

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