ment. Il veut le bien de tout son cœur; il s'y porte avec zèle; il y sacrifierait toute sa fortune; il est toujours prêt à marcher: au milieu de son action, qu'il entende prononcer contre lui ces cinq funestes syllabes, il se trouble, il pâlit; le glaive de la loi lui tombe des mains. Or, il est bien clair que Cicéron ne sera jamais qu'un aristocrate au dire de Clodius et de Catilina: si donc Cicéron a peur, que deviendrons-nous? L'effroi de cette terrible épithète se reproduit partout, dans les petites choses et dans les grandes. Je souhaite qu'il se trouve des hommes curieux qui conservent dans leur cabinet la formule de signalement que l'on donne à un homme qui veut faire un voyage: sa taille, son visage, la couleur et la forme de ses traits, y sont détaillés avec la plus scrupuleuse exactitude; et il faut plus de deux témoins qui soient cautions pour l'identité de sa personne. Je n'ignore pas que plusieurs négligent absolument de se munir de pareils passe-ports; mais aussi d'autres les croient nécessaires, et ont peur de partir sans cette précaution. Or, ils savent fort bien que rien n'est plus contraire et au texte et à l'esprit de la loi que ces absurdes entraves. Ceux qui les y soumettent le savent aussi; ceux 1. Voyez le décret rendu par l'Assemblée nationale sur les passe-ports, le 30 janvier 1792. (Note de l'Éditeur.) qui leur délivrent ces ridicules papiers le savent pareillement: que ne se plaignent-ils donc hautement? On les appellerait aristocrates. La Peur donne aussi du courage : elle fait qu'on se met avec éclat du côté du plus fort qui a tort, pour accabler le faible, qui a tort aussi. Ce n'est pas une peur, mais vingt différentes espèces de peur combinées qui font prendre ce parti; et partout la peur. Il est des hommes qui, au moins, n'ont pas peur du mépris, de la honte et de l'infamie. Ils saisissent habilement les momens où des causes bonnes ou mauvaises, naturelles ou factices, ont excité une fermentation populaire; et, alors, leur éloquence triomphe à nous échauffer encore davantage, toujours approuvant tout ce qui s'est fait et tout ce qui se fera. Si, par un funeste et effrayant exemple, des troupes égarées ont désobéi à leurs chefs, ils ne manquent pas de prouver, même au travers des huées, que cette désobéissance est très conforme à la raison et à l'esprit de la Constitution. C'est alors aussi qu'ils entassent contre les agens publics ce qu'ils appellent des dénonciations, c'est-à-dire, des inculpations vagues, appuyées par d'autres assertions tout aussi vagues et prouvées sur d'autres assertions encore. Tous ces discours sont très peu propres à nous éclairer sur la conduite des ministres et des autres fonctionnaires, et sur toutes les choses qu'il nous importe de connaître; mais ils sont d'une merveilleuse efficacité pour nous inspirer des redoublemens de haine bien aveugle, pour justifier à propos toutes les effervescences de la multitude, et aussi pour tenir toujours de nouveaux objets tout prêts, lorsque les anciens sont épuisés. Chardin rapporte que les Persans se servent d'une sorte de léopards pour chasser les autres bêtes; mais, quand l'animal a manqué la proie sur laquelle ils l'avaient lancé, il revient furieux; et ses conducteurs, ayant peur pour eux-mêmes, ont toujours en réserve quelque autre proie qu'ils lui jettent pour l'apaiser1. Il est, certes, bon et utile que chacun éprouve une sollicitude vigilante pour le salut de la Liberté et de la Patrie commune; mais quand la peur des conjurations, la peur des princes allemands, la peur de M. de Mirabeau, qui, comme Cadmus, enfante des armées en semant des dents de serpens, et tant d'autres peurs souvent chimériques, nous fatiguent et nous précipitent à des excès, il est bien fâcheux que la peur d'empêcher la fin d'une Constitution fondée sur les principes les plus saints, et qui doit faire notre bonheur et notre gloire; la peur d'arrêter encore dans son cours une révolution déja trop longue; la peur de nous affaiblir par nos désordres, et d'appeler par là l'ennemi; la peur de ruiner la fortune publique; la peur de déshonorer la Liberté aux yeux de ceux qui la connaissent assez mal pour lui imputer nos fautes; et tant d'autres peurs, malheureusement trop fondées, soient les seules qui ne nous touchent point. 1. Voyez le Recueil de ses Voyages en Perse et dans les Indes-Orientales. (Note de l'Éditeur.) Citoyens honnêtes et timides, les méchans veillent, et vous dormez ! les méchans sont unis, et vous ne vous connaissez pas! Les méchans ont le courage de l'intérêt, le courage de l'envie, le courage de la haine; et les bons n'ont que l'inno-, cence, et n'ont pas le courage de la vertu! J'ai indiqué un bien petit nombre des sacrifices que chaque jour reçoit la Peur; je lui en ai peutêtre fait plus d'un moi-même ; je ne lui ferai pas celui de dissimuler le nom de l'auteur qui vient de chanter cet hymne à sa louange. PREMIER CHAPITRE D'UN OUVRAGE SUR LES CAUSES ET LES EFFETS DE LA PERFECTION ET DE LA DÉCADENCE DES LETTRES. 000 L Il n'y a de bonheur pour aucune espèce vivante qu'à suivre ce à quoi la Nature la destine. Les hommes, d'après la perfection de leur voix et de leurs organes, et leur inquiétude à chercher toujours quelque chose, à se dégoûter du présent, à s'étendre en tous sens, à s'élancer en de nouvelles idées, et à laisser des vestiges de leur existence, doivent sentir que la Nature ne les a point créés pour ne connaître que les soins et les appétits de la vie animale, comme les bêtes, mais pour agir d'esprit non moins que de corps, et pour vivre ensemble. Nulle société ne pouvant durer sans l'équité et la justice, elle les a faits capables de moralité dans leurs actions: ils sont donc composés de raison et de passions. Les unes, mal dirigées, aveuglent et perdent l'autre; mais, quand les unes |