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Des peuples anciens avaient élevé des temples et des autels à la Peur. Nous ne les avons pas encore précisément imités en cela dans Paris; mais, comme, de tout tems, les hommes profondément religieux ont observé que le cœur est le véritable autel où la Divinité se plaît d'être honorée, et que l'adoration interne vaut mieux mille fois que toutes les pompes d'un culte magnifique confié à un petit nombre de mains, et circonscrit dans certains lieux par une consécration expresse, nous pouvons dire que jamais la Peur n'eut de plus véritables autels qu'elle n'en a dans Paris; que jamais elle ne fut honorée d'un culte plus universel; que cette ville entière est son temple; que tous les gens de bien sont devenus ses pontifes, en lui faisant journellement le sacrifice de leur pensée et de leur conscience.

1. Cet écrit doit avoir été composé dans le courant de l'année 1792. (Note de l'Éditeur.)

Mais leur dévotion semble s'être ranimée dans le peu de jours qui viennent de s'écouler; et jamais cette Divinité ne reçut d'eux plus d'hommages. Lorsque l'ignorance fanatique de quelquesuns, l'inflexibilité vindicative de quelques autres, les sermons factieux de quelques prêtres réfractaires, l'intolérance de quelques-uns de leurs successeurs, devenus leurs ennemis, sont au moment de nous replonger dans ces cruelles et misérables guerres de religion qui ont ensanglanté toute notre histoire; lorsque les lois de liberté sont prêtes à servir de texte à la persécution; le Département de Paris vient rassurer et réjouir le cœur de tous les bons citoyens par un arrêté humain, sage, profond, qui seul peut produire cette tolérance universelle hors de laquelle il n'est point de bonheur1. Tous les hommes bons et éclairés, désirant enfin de voir sur ces matières une loi qui soit l'ouvrage des philosophes bienfaisans, et non celui d'une secte, jadis opprimée, qui veut opprimer à son tour, attendent avec impatience que cet arrêté devienne entre les mains de l'Assemblée nationale une loi de l'État; et, dans le même tems, vingt ou trente imbécilles rassemblés dans une section le blâment de leur autorité privée! et les gens de bien se taisent! et des hommes. qui s'apprêtent à profiter de la liberté qu'on leur donne, et qui leur est due, sont insultés, menacés par une vraie populace : c'est-à-dire, par un amas de gens étrangers à toute justice, à toute humanité, armés depuis quelques jours d'instrumens honteux de violence et de tyrannie! Et l'homme de bien, que tant d'infamies indignent, n'ouvre pas la bouche! et, s'il se trouve le témoin de quelques-uns de ces attentats, accompagnés d'exécrables risées, qui outragent publiquement la pudeur, qui humilient la faiblesse, qui violent éminemment la liberté et l'honnêteté, il fuit, ou même peut-être il leur sourit en tremblant, de peur qu'on ne soupçonne qu'il n'approuve pas, qu'il ne partage pas cette lâche et ignoble férocité!

1. Cet arrêté du Directoire, daté du 11 avril 1791, concerne les églises paroissiales, les chapelles et autres édifices religieux de la ville de Paris. Il est inséré en entier dans le Moniteur du 15 du même mois et de la même année. (Note de l'Éditeur.)

Il y a quelques jours, une société de citoyens se rassemble pour se livrer, dans l'enceinte d'une maison privée, à des divertissemens qui ne troublent en rien l'ordre public: une active et inquiète oisiveté attroupe autour de la porte de ce domicile une foule de curieux sans intention, où se mêle, suivant l'usage, bon nombre de ces

1. Voyez ce qu'André Chénier a dit au sujet de cette section, dans l'écrit intitulé : De la Cause des désordres qui troublent la France, etc., volume des OŒuvres anciennes. (Note de l'Ed.) brouillons qui sont partout à épier les occasions de mal faire. On crie; on menace d'enfoncer les portes; on menace de tuer. Un homme sage, envoyé par la section, est contraint, pour éviter de plus grands maux, d'entrer lui-même, de satisfaire les injustes désirs d'une multitude insensée, de soumettre (il en rougissait sans doute) des citoyens à un interrogatoire illégal, à une inquisition absurde et révoltante. Il dresse la liste de leurs noms, pour la montrer à cette foule extravagante, qui doit en conclure qu'elle avait le droit de la demander.

Et l'on garde le silence sur ces indignités! et l'on ferme la bouche à l'homme de bien qui essaie de les réprimer, en lui assurant que les personnes rassemblées là étaient des aristocrates! II a honte de se taire : il voudrait répondre qu'il n'en sait rien; que cela peut être; mais que, même en le supposant, il est assurément bien contraire aux lois, bien contraire au sens commun, d'inquiéter les citoyens dans leur maison à cause de leurs opinions politiques; que la faculté de se réunir n'appartient pas exclusivement aux patriotes, mais à quiconque veut la payer; que des hommes et des femmes qui viennent, en plein jour, tous ensemble dans une maison, pour assister à un concert, ne peuvent évidemment pas être des machinateurs de trames obscures; que, d'ailleurs, ils sont chez eux; et que tous les cris exagérés, toutes les craintes de conciliabales anti-patriotiques ne sont évidemment que d'odieux prétextes pour éterniser ces vexations contre les personnes, et ces violations de domicile qui renversent toutes les lois, et qui n'ont jamais mené à aucune découverte de quelque importance. Il voudrait dire tout cela; mais il se tait, car il a peur d'être appelé lui-même aristocrate; et, toujours agité de peur en peur, s'il rencontre dans la conduite d'un officier public, d'un magistrat de l'ancien régime, surtout d'un ministre, quelque chose qui soit digne d'éloge, il se garde bien de la louer, de peur qu'on ne l'appelle aristocrate; et si, d'autre part, il aperçoit, ou dans un Représentant du peuple, ou dans quelque autre citoyen connu par son patriotisme, soit un peu de négligence à surveiller les agens publics, soit trop de facilité sur l'emploi de nos deniers', ou quelque oubli de la dignité nationale, et quelque tendance à une sorte de flatterie courtisane, non moins méséante à un homme libre que l'insolence et les bravades, il se garde bien d'en rien dire, de peur qu'on ne l'appelle républicain.

Cette dernière peur est, à la vérité, beaucoup moins commune que l'autre. Le simple sens de ce mot aristocrate engourdit un homme public, et attaque chez lui jusqu'au principe de mouve

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