solide que délicat et sensible. Ses Lettres n'ont rien d'un esprit caustique: ce n'est pas non plus le caractère des bons mots qu'on cite d'elle, et dont il faut rapporter ici quelques-uns. La Comtesse Colonne et la Duchesse de Mazarin, fuyaut toutes deux leurs maris, passèrent en Provence et vinrent à Grignan, portant avec elles leurs diamans, mais si négligées, que le soir Madame de Sévigné crut devoir leur faire présent d'une douzaine de chemises, en leur disant : Vous étes comme des héroïnes de roman; force pierreries, point de linge. Elle étoit à l'église, on chantoit le credo: Ah ! que cela est faux, s'écria-t-elle; et puis se reprenant, je parle de la voix et non de ce qu'elle chante. Ménage disant qu'il étoit enrhumé, Madame de Sévigné répondit : « Je la suis aussi. » L'honnête grammairien se mit à lui prouver qu'il falloit dire je le suis. «Comme il vous plaira, >> reprit-elle; maís, pour moi, je croirois avoir de la barbe, si >> je parlois ainsi. » Aussi dans ses Lettres manque-t-elle quelquefois à cette règle. Quelqu'un lui exageroit les belles qualités et l'esprit de Pélisson. Elle dit : «Pour moi, je ne vois que sa laideur: qu'on >>> me le dédouble donc. >> TELLE étoit la personne à qui nous devons ce livre, qui s'est fait sans qu'on y pensat ni elle ni d'autres, qui n'est devenu un livre, que par une sorte de bonne fortune de la langue et de la nation française. On a trouvé des rapports entre Madame de Sévigné et Montaigne; et, en effet, on pourroit lui appliquer ce que j'ai lu, inscrit par une femme, sur la première page des Essais. «L'au>> teur qui sait le moins ce qu'il va dire, et qui sait le mieux >> ce qu'il dit. » On l'a comparée à Cicéron, dont les Lettres sont les meilleures que l'antiquité nous ait laissées, et qui de plus aimoit passionnément sa fille. On auroit pu la comparer aussi à une Dame Romaine, qui s'étoit rendue célèbre par le style de ses lettres autant que par sa chasteté et par son amour maternel, Cornélie, mère des Gracques (1). Enfin , on trouve aussi quelques points de ressemblance entre La Fontaine et Sévigné. Mais (1) Cicéron cité par Middleton. ces parallèles la louent mieux qu'il ne la représentent. Ce qu'ils prouvent, c'est que chacun se plaît à voir en elle la physionomie de l'auteur qu'il préfère. Il est bon de remarquer encore, à l'honneur de ses contemporains, qu'encore qu'ils fussent loin de penser qu'elle dût devenir un auteur, ils ont pourtant apprécié son talent. On lisoit ses Lettres au milieu des cercles les plus renommés pour le bon goût. Madame de Coulanges les prêtoit à ces trois sœurs, qui ont rendu célèbre l'esprit des Mortemars. L'Abbé Têtu en faisoit sa cour à l'Abbesse de Fontevrauld. Il s'en est perdu beaucoup dans cette circulation. Bussy-Rabutin en enrichissoit les Mémoires qu'il faisoit lire au Roi, pour regagner ses bonnes grâces; et la modestie de Madame de Sévigné en étoit toute alarmée. Madame de Maisons, distinguée alors par son esprit, et à qui, vers l'année 1690, Bussy avoit communiqué les Lettres de sa Cousine, veut absolument les copier. Quand Bouhours publia ses Entretiens, Corbinelli écrivit à Bussy: « Pourquoi donc aller chercher tant de passages de Balzac et >> de Voiture? il eût mieux trouvé dans vos Lettres et dans >> celles de votre Cousine, s'il vouloit des exemples de la jus» tesse, de la délicatesse et de la noble simplicité des pensées. » Aussi, dès qu'on eut imprimé quelques-unes de ces Lettres, auteurs et gens du monde, tous furent d'accord à les regarder comme des modèles précieux. Du tems de la vogue de Balzac, chacun avoit voulu faire de belles Lettres. On tâchoit de les faire jolies, quand Voiture fut à la mode. Mais depuis qu'on lit celles de Sévigné, on n'essaie pas de contrefaire son style; on écrit une Lettre comme on peut, et c'est ainsi qu'il faut l'écrire. N SUITE DE LA NOTICE. Madame DE GRIGNAN. Un jour que le célèbre Mignard peignoit sa fille : « Que faites>> yous? (lui dit un ami) Moi! rien; l'amour-propre fait >> tout, et je le laisse faire ». Tels sont peut-être les portraits flatteurs que Madame de Sévigné nous a laissés de sa fille chérie. Elle nous l'avoueroit elle-même. Mais de ce qu'il entre un peu d'amour-propre dans son amour maternel, croiroit-elle pour cela l'en aimer moins? Non, sans doute; et sur-tout elle trouveroit fort étrange qu'on s'en prévalût pour nier le mérite et les charmes peu communs de Madame de Grignan, aussi dans leur tems personne n'en eut-il la pensée. Ce n'est que de nos jours qu'on s'est cru mieux informé. On a dit, on a écrit que la mère et la fille ne s'aimoient pas d'une franche amitié. On a sur-tout dénigré Madame de Grignan; on lui prête toutes sortes de défauts; on ne l'aime point: on la hait presque. Ce n'est pas peu, sans doute, pour bien goûter les Lettres de Madame de Sévigné, de savoir si l'objet de sa tendresse passionnée en étoit digne et y répondoit. Sur quoi donc se fondent ces préventions? il y a peu de faits; et ce peu ne permet point de telles conjectures. C'est toujours un grand tort d'être très-vanté et peu connu : c'est celui de Madame de Grignan, et il est moins en elle qu'en nous-mêmes, trop prompts à nous cabrer contre l'admiration qui nous est commandée. Nous disons, comme le paysan d'Athènes, je suis las de l'entendre louer. Ce qu'elle craignoit de l'amitié enthousiaste de sa mère qu'elle ne lui valût des ennemis et des ridicules, elle l'éprouve de la postérité, plus injuste même que ses contemporains, car ceux-ci la connurent du moins; au lieu qu'on peut impunément s'inscrire en faux contre son mérite, aujourd'hui qu'on n'a presque rien d'elle-même qui la montre telle qu'elle fut. Il reste pourtant des points constans à son avantage; je me plais à les réunir. Ses portraits donnent l'idée d'une beauté remarquable et sur-tout intéressante; et l'empressement de ses amis, pour en 1 tirer des copies, montre qu'ils n'étoient point flattés. Des vers prouvent peu; mais ceux de Benserade, comme hommage public, sont un témoignage assez fort. Cette beauté brûlera le monde: ce fut, quand elle parut à la Cour, l'expression du Marquis de Tréville, si distingué par la justesse et l'énergie de son langage. « Rien de si aimable et de si assorti que son esprit >> et sa personne ». C'étoit la louange exquise que lui donnoit Madame Scarron; aussi voit-on qu'elle aima elle-même sa propre beauté, au point de lui sacrifier une partie de sa santé ; elle craignit un moment que trop d'embonpoint ne lui ôtât ces grâces sveltes qui en avoient fait une danseuse brillante: elle eut recours à des moyens peu salubres pour conserver sa taille aux dépens de sa poitrine *. Comme les Lettres de sa mère sont semées de traits brillans, cités des siennes même, on ne s'avisera pas de nier qu'elle ne fût très-spirituelle, mais on trouve du moins à mordre sur son genre d'esprit; car les billets qui restent d'elle, quoique d'un tour élégant et noble, étant adressés à des indifférens, ne peignent ni son esprit, ni son caractère. Cependant, à juger par quelquesunes, et notamment par celle qui s'adresse à Mme. de Simiane, on sera forcé d'avouer que de toutes les plumes qui ont orné ce Recueil, la sienne est la plus digne de soutenir la comparaison avec celle de sa mère. A l'égard de son instruction, peu de femmes en eurent une plus solide et plus variée. Mais c'est de ce mérite même qu'on lui fait un crime. Elle savoit un peu le latin; elle écrivoit et parloit bien la langue italienne; sur-tout elle avoit appris la philosophie de Descartes: tout ce qu'avoient d'inacessible sa physique et sa métaphysique, alors nouvelles, avoit été franchi par sa pénétration: elle en comprenoit ce qui pouvoit se comprendre, et croyoit en saisir l'ensemble. De tout cela, on a conclu qu'elle devoit être pédante. Par sa position, par les Lettres de sa mère, on voit clairement qu'elle ne fit du cartésianisme que l'amusement de quelques entretiens avec des amis, qui l'étudioient aussi, sans nulle prétention. Du reste, où trouveroit-on en elle les allures et l'affiche du bel-esprit? Ce n'est pas dans des bouts-rimés, des chansons de société, dans quelques Vers imités de Pétrarque, dont on badine avec elle. Outre ses correspondances, plus multipliées encore que celles de sa mère, les devoirs de sa place, les soins domestiques, même certaines habitudes paresseuses, remplissoient toute sa vie : je ne lui vois guère le tems de jouer ce rôle de femme savante qu'on lui attribue, et je ne pense pas, quoi qu'on en dise, qu'elle ait fourni un seul trait à Molière. * Tome IV, Lettres 487-493. Voyez aussi la Lettre du 18 Février 1689. Personne n'a nié qu'elle ne fut très-sage; il falloit dire plus : elle mérita le nom de femme vertueuse. M. de Grignan eut des torts avec elle. Il se ruinoit par ostentation, pour jouer en Provence le grand Seigneur et le Vice-Roi. Son épouse déploya une force d'esprit et une habileté singulière à soutenir ses dépenses, à mettre un peu d'ordre dans ses excès, à retarder la chûte de l'édifice qu'il ne cessoit d'ébranler, à fournir aux fantaisies ruineuses qui, comme le dit Mme. de Sévigné, servoient chez lui par quartier; elle s'immola pour lui, quand il eut consommé ses propres moyens; elle donnoit sa signature, et s'obligeoit partout, et cela contre l'avis de ses plus solides amis. Elle se condamna à la retraite et à toute sorte de privations pour réparer un mal qui ne venoit point d'elle; et pourtant cet époux n'étoit ni beau, ni jeune, ni très-aimable: il n'étoit pas même fidèle. On voit qu'il lui donna de fréquens motifs de jalousie, et qu'elle en souffrit d'autant plus qu'elle se cachoit à elle-même la cause de ses peines. Parlons de son cœur. Nombre de personnes prétendues sentimentales n'y voient qu'indifférence, sécheresse, froideur. Mais tout ce qu'on en lit, montre le contraire. Elle seroit parfaite, si elle n'étoit trop sensible : ce sont les propres termes de Madame de la Fayette, aussi éloignée de l'enthousiasme que de la flatterie. Elle se passionnoit, s'inquiétoit, se tourmentoit, se livroit à la mélancolie *. Il n'est bruit que des Dragons dont elle s'environnoit. Sa mère revient sans cesse à lui prouver qu'elle n'est point malheureuse, à la reconcilier avec la vie. Comme elle peint à cette mère le besoin qu'elle a de son amitié ! « Vous êtes pour moi, comme la santé, le plaisir des autres >> plaisirs ** », expression dont Madame de Sévigné auroit pu * Tome IV, Lettre 493. ** Lettre de l'année 1684, |