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quelques-unes auront fait de leur génie, ou les ridicules que d'autres se donneront? Foibles raisons pour empêcher tout un sexe de soutenir avec l'autre une concurrence de mérite qui remplit le vœu de la nature, en faisant les délices de la société! Ainsi, de tous les tems, ont parlé les vrais Sages, à commencer par Socrate, et à finir par Voltaire.

On aime à observer que MADAME DE SÉVIGNÉ, par un rare avantage, doit réunir en sa faveur les partisans de ces opinions contraires. Nous la louerons impunément, et devant ceux qui proscrivent les talens des femmes, et devant ceux qui aiment leur esprit autant que leur beauté; devant les uns, parce qu'ils ne peuvent lui reprocher d'être une femme auteur, d'avoir écrit pour être lue par eux, et que, si elle est devenue célèbre, on peut, à la rigueur, dire que ce ne fut point sa faute; devant les autres, parce qu'elle nous a, soit volontairement, soit à son insu, laissé un livre, le modèle de son genre, et que son triomphe est en même tems celui de son sexe et celui de leur doctrine libérale.

Qui donc pourroit nous blâmer d'accumuler ici tout ce qui paroît propre à faire valoir cette femme que toutes les littératures du monde envient à la nôtre?

D'ailleurs, la Notice qu'on va lui consacrer ne sera ni un panégyrique, ni une histoire. Le panégyrique se trouve déjà fait dans les divers morceaux qui suivront celui-ci. A l'égard d'une histoire, elle peut convenir pour des personnages qui ont influé sur de grands événemens publics, ou du moins sur les progrès d'un art ou d'une science. Les détails biographiques tirent alors de l'utilité générale un intérêt qui fait agréer les soins, même minutieux, dont on satisfait la curiosité publique. Mais il n'en est pas ainsi de notre Sévigné. Quoique le hasard de la naissance l'eût placée dans les degrés supérieurs de la société, comme elle n'avoit point la fantaisie de gouverner ceux qui gouvernoient tous les autres, difficilement trouverions-nous à faire quelque excursion dans les circonstances politiques de son tems, ou même dans les aventures secrètes des Cours : et pareillement, quoiqu'il s'agisse d'un écrivain vraiment original, on ne voit pas comment ses études, ses succès ou ses fautes fourniroient quelques hors-d'œuvres de rhétorique, de critique ou de grammaire. Il faudroit donc lui appliquer ce qu'on a dit des nations

heureuses celles qui prêtent peu à l'histoire! Et, sans doute, ici la stérilité du sujet n'est point à son désavantage.

En effet, la liaison est si étroite entre le talent de Madame de Sévigné et son caractère, que sa personne nous intéresse autant que ses écrits même. On voudroit savoir de son sort, de toutes ses relations, plus que n'en disent ses Lettres; même les particularités qui s'y trouvent éparses, on aimeroit à les voir comme resserrées dans un seul foyer. A cet égard, ce qu'on a publié remplit trop peu les désirs du Lecteur *; et c'est en quoi pourtant l'art n'exige pas qu'on lui laisse quelque chose à désirer. Essayons de le satisfaire.

MARIE DE RABUTIN-CHANTAL naquit le 5 février 1626 de Celse-Bénigne de Rabutin, Baron de Chantal, de la branche aînée de la maison de Rabutin, et de Marie de Coulanges, d'une famille de robe qui n'étoit guère moins illustre. Elle n'avoit qu'un an et demi, lorsque les Anglois, pour secourir la Rochelle et les Protestans de France, firent une descente dans l'ile de Rhé. M. de Chantal s'y opposoit, à la tête d'un corps de Gentilshommes volontaires. L'artillerie de la flotte ennemie qui protégeoit le débarquement, foudroya les François. Leur chef resta sur la place avec une grande partie des siens (1). On a écrit qu'il fut tué de la main même de Cromwell (2). Les historiens ont loué la vaillance de Chantal; mais ses exploits lui avoient valu plus de gloire que de faveur. Ce qu'on en lira dans les lettres de sa fille, montre assez qu'il fut moins courtisan que guerrier (3), et que son langage fier et caustique n'avoit pu descendre au ton que les grands Seigneurs François commençoient à prendre devant le terrible et habile Richelieu.

Il paroît que peu de tems après, Mademoiselle de Rabutin perdit sa mère; car, dès l'année 1636, l'orpheline avoit pour tuteur son grand-père maternel, M. de Coulanges (4): il mourut

* Bayle a écrit dans ses Lettres, «Je voudrois bien savoir quelque chose de >> cette Dame; je la mettrois dans mon Dictionnaire ». Chauffepied a essayé d'y suppléer dans le sien; mais malgré les nombreuses citations qui la surchargent, sa notice est aussi incomplète qu'elle est sèche et peu intéressante. (1) Histoire de Louis XIII, par Levassor, livre XXIV.

(2) Gregorio Leti.

(3) Voyez la Lettre 328, tome III, et la Lettre 713, tome VI.

(4) Mémoires de Bussy, tome I, page 16, Édition in-4°, Paris 1696,

dans cette même année. De ce moment, son oncle Christophe de Coulanges, Abbé de Livry, lui servit de père; et l'on ne doute pas que ce ne fût un bonheur pour elle, lorsqu'on la voit, dans la suite, remettre d'elle-même son veuvage sous la protection de ce bon oncle, lorsqu'on l'entend en quelque sorte déplorer, cinquante ans après, sa mort, avec les expressions les plus filiales.

Le nom de Chantal rappelle une femme célèbre dans un genre très-différent; c'est celle que les Papes ont placée sur les autels. La jeune Rabutin étoit petite - fille d'une sainte, d'une fondatrice , genre d'illustration qu'apparemment les moralistes n'interdisent point aux femmes. Mais la bienheureuse Chantal en avoit sans doute assez du rôle de mère de l'Eglise, et de mère de quelques centaines de Visitandines (1); car elle se dispensa complètement des devoirs d'aïeule. On ne voit pas qu'elle eût pris aucun souci de l'orpheline, enfant de son fils. Madame de Sévigné ne tint d'elle qu'une sorte de fraternité héréditaire avec les Sœurs de Sainte-Marie, qu'on la voit visiter partout où elle s'arrête, à Paris, à Moulins, à Valence, en Bretagne, en Provence, etc. Le Lecteur jugera s'il faut regretter qu'elle n'ait point reçu de cette grand'mère une éducation qui peut-être l'eût rendue plus dévote, mais qui n'eût pas, je crois, rendu ses Lettres plus agréables.

L'enfance, ainsi que la première jeunesse de Madame de Sévigné, ne sont point connues. Nous savons assez bien quels étoient ses principes sur l'éducation des jeunes filles; mais nous n'avons point de détails sur la sienne. Si on jugeoit de la manière dont les femmes de son ordre étoient alors élevées, par l'influence qu'elles prirent sur les affaires et sur la société, il faudroit croire que rien ne manquoit à leur bonne nourriture, pour parler comme on faisoit alors. Mademoiselle de Rabutin quitta peu ses parens, et ceux-ci étoient des personnes instruites. Elle nous dit qu'elle fut élevée avec son cousin Coulanges; et ce cousin l'avoit été très-bien. Elle dit encore qu'elle avoit été élevée à la Cour (2): or, cette Cour étoit moins celle

(1) La Baronne de Chantal, en 1610, sous la direction de Saint François de Sales, avoit commencé à fonder l'Institut des Religicuses de la Visitation. (Mémoires de d'Avrigny.) (3) Lettre 638.

de Louis XIII que celle de Richelieu, qui, tout tyran qu'il étoit, avoit de l'esprit et aimoit à en trouver même chez les femmes. Je ne dirai point que les connoissances qui brillent dans ses Lettres donnent la mesure de son éducation; car j'entrevois qu'elle sut la continuer elle-même, comme il arrive aux esprits bien faits. Ségrais nous apprend que Mme. de la Fayette s'étoit assez tard avisée d'étudier la langue latine: son amie apparemment ne s'y étoit pas prise plutôt. Ce qu'elle dit de l'italien indique qu'elle l'apprit d'elle-même, aidée par Ménage ou par Chapelain, tous deux très-assidus chez elle. Sans doute ce fut assez tard qu'elle acquit plusieurs sortes d'instructions; car s'il y eut une époque où l'enthousiasme du savoir s'étoit emparé des femmes, ce n'étoit pas le tems de son entrée dans le monde. Quoi qu'il en soit, son éducation soignée se voit par ses premières Lettres; il y règne un goût de style qu'on n'atteint pas sans beaucoup d'exercice et de culture.

Un portrait exact de sa personne sentiroit le roman et seroit déplacé; mais pourtant on peut se représenter la jeune Rabutin, comme une femme vraiment jolie, ayant plus de physionomie que de beauté, et des traits plus expressifs qu'imposans, une taille aisée, une stature plus grande que petite, une riche chevelure blonde, une santé brillante, une rare fraîcheur, un teint éclatant, des yeux dont la vivacité animoit encore son langage et la prestesse de tous ses monvemens; une jolie voix, autant de musique qu'on en savoit alors, enfin une danse brillante pour le tems. Voilà l'idée qu'en donnent ou ses portraits, ou ses amis, ou elle-même. Et sans doute son nez un peu carré, dont elle se moque, et ses paupières bigarrées, dont Bussy parle trop, ne pouvoient gâter un tel ensemble, autant que ses dix-huit ans l'embellissoient, lorsqu'en 1644 elle épousa Henri Marquis DE SÉVIGNÉ, d'une ancienne maison de la Bretagne. Avec cet apanage de mérite et d'attraits elle joignit une dot de cent mille écus, qui, à cette epoque, ne valoient gnère moins de sept cent mille francs (1). M. de Sévigné, qui étoit riche aussi, tenoit de plus à la maison de Retz. L'Archevêque et le Coadjuteur de Paris étoient ses proches parens, tandis que sa femme étoit la nièce du Grand

(1) Le marc d'argent valoit alors 26 livres 10 sous; et l'on sait qu'outre cette différence, celle du prix des denrées doit y être en partie ajoutée.

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Prieur du Temple, le Commandeur de Rabutin, jouissant de plus de cent millelivres de rente, dont il faisoit meilleure part au monde qu'à l'Eglise (1). M. de Sévigné ou Sévigny (car il paroît qu'alors on prononçoit (2) ce nom ainsi), aimoit le plaisir et la dépense. Il avoit, sinon le goût et l'esprit, qui distinguèrent son fils, du moins toute la gaîté, la légèreté et l'insouciance qui marquèrent la jeunesse de ce dernier. Bussy n'est pas seul à le peindre ainsi. Un pamphlet curieux du poëte Charleval nous le donne comme un rieur et un homme à quolibets (3). On voit que la belle héritière Bourguignone n'eut point à dissimuler son enjouement devant cet enjoué Breton, et qu'il ne tint qu'à elle d'avoir une maison très-agréable.

Dire que les premières années de ce mariage furent heureuses, ce n'est point abuser des conjectures, c'est seulement saisir l'esprit des premières Lettres de ce Recueil. Au surplus, les fruits en furent tardifs. Le premier fut un fils, Charles de Sévigné, né en mars 1647 (4). Sa sœur le suivit de près. Il paroît que Madame de Sévigné n'eut point d'autre enfant, et ne connut pas le chagrin d'une perte qu'elle eût sentie plus vivement que toute autre.

La parenté des Sévignés avec le fameux Coadjuteur de Retz les lioit à la Fronde. Le Marquis ne paroît pas pourtant y avoir joué un rôle aussi actif que son oncle Renaud, Chevalier de Sévigné. Quoique celui-ci soit mort en odeur de sainteté à Port-Royal, on le voit, en 1649, pendant le siége de Paris, négocier, avec la Cour, au nom du Coadjuteur (5), et, qui plus est, se faire battre à la tête d'un régiment levé aux frais du

(1) Mémoires de Bussy, in-40.

,

(2) On le trouve écrit ainsi dans les Mémoires de Joly, dans les Amours des Gaules dans le Ménagiana, le Segraisiana, etc. Ce n'étoit point erreur, comme l'a cru le dernier Éditeur; c'étoit usage ancien, ou façon de dire provinciale. C'est ainsi que Madame de Maintenon signoit souvent d'Aubigny, et pourtant elle savoit bien son nom.

(3) Ce pamphlet a pour titre: Retraite du Duc de Longueville. C'est une Satire des Frondeurs, où règne le meilleur goût de plaisanterie. On le trouve dans le recueil A.

(4) Voyez la première Lettre de ce Recueil.

(5) Mémoires de Retz, Amsterdam, 1718, tome I, page 195. Mémoires

de Joly, Rotterdam, 1718, tome I, page 52.

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