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Voilà ceux qui font le bonheur de ce qu'ils aiment; et c'est ainsi qu'aimoit Madame de Sévigné. « Je trouve, dit-elle, >> qu'il y a mille choses à dire, mille conduites à tenir, pour >> empêcher que ceux que nous aimons n'en sentent le contre>> coup. Je trouve qu'il y a une infinité de rencontres où nous >>> les faisons souffrir, et où nous pourrions adoucir leurs pei>>> nes, si nous avions autant de vues et de pensées qu'on doit >> en avoir pour tout ce qui tient au cœur; enfin, je ferois voir >> qu'il y a cent façons de témoigner son amitié sans la dire >> ou de dire par ses actions qu'on n'a pas d'amitié lorsque >> la bouche assure le contraire>>.

Madame de Grignan parut d'abord ne pas sentir tout le prix d'une pareille tendresse. Son cœur étoit conduit par son esprit. Cette façon d'aimer est infiniment précieuse, quand l'esprit est excellent: mais où trouve-t-on un esprit qui soit toujours tel qu'il doit être ? Les inquiétudes, la mauvaise santé, mille autres causes y portent l'altération.

Madame de Sévigné admiroit dans sa fille ce courage, cette étendue, cette justesse d'esprit qui se joignoient à une sensibilité extrême; elle admiroit cette éloquence qui exprimoit et peignoit si bien ses idées, et ce charme dans la figure et dans la taille qui la rendoient un objet ravissant : toutes ces qualités brillantes transportoient Madame de Sévigné; elle leur rendoit hommage; et la différence de caractère n'étoit pour la mère qu'un sujet d'exalter sa fille: mais cette différence de caractère produisit d'abord un effet contraire sur l'esprit de Madame de Grignan. Déplorons l'injustice des personnes les plus aimables, qui n'apprécient souvent le mérite des autres que par le leur, et qui renferment en eux-mêmes des mécontentemens qui seroient promptement effacés, s'ils étoient éclaircis. Quelqu'aimable que fût Madame de Grignan, il paroît qu'on eut à lui reprocher quelques caprices, des inattentions, des inégalités qui diminuoient l'attrait de son commerce. C'est ce que donne à entendre un passage de Madame de Sévigné, où elle peint à sa fille son propre caractère. « Vous êtes bien injuste, >> ma très-chère, dans le jugement que vous faites de vous. >> Vous dites que d'abord on vous croit assez aimable, et qu'en >> vous connoissant davantage on ne vous aime plus. C'est >> précisément le contraire d'abord on vous craint; vous

» avez un air dédaigneux; on n'espère pas pouvoir être de >> vos amis: mais quand on vous connoit, il est impossible >> qu'on ne s'attache entièrement à vous. Si quelqu'un paroît >> vous quitter, c'est parce qu'on vous aime, et qu'on est au >> désespoir de n'être pas aimé autant qu'on le voudroit. J'ai >> entendu louer jusqu'aux nues les charmes qu'on trouve dans >> votre amitié, et retomber sur le peu de mérite qui fait qu'on » n'a pu conserver un tel bonheur; ainsi chacun s'en prend à >> soi de ce léger refroidissement : et comme il n'y a point de >> plaintes ni de sujets véritables, je crois qu'il n'y auroit qu'à >> causer ensemble et s'éclaircir pour se retrouver bons amis. » Après de longues absences, le moment où la mère et la fille pouvoient se réunir étoit désiré long-tems; il arrivoit enfin, mais un nuages'élevoit et troubloit le bonheur de Mme. de Sévigné. Ce chagrin, qui étoit ressenti vivement par elle, a produit plusieurs Lettres où elle fait apercevoir à sa fille ses torts et ses erreurs d'une façon si touchante, que Madame de Grignan, pénétrée jusqu'au fond de l'âme, n'eut à l'avenir pour cette charmante mère, que les sentimens qu'elle méritoit. Complaisances mutuelles, soins empressés, confiance entière, reconnoissance parfaite, c'est l'intelligence de deux cœurs qui se sentent besoin l'un de l'autre, et le bonheur d'être unis. « Je >> reçois vos Lettres, marque-t-elle à sa fille, comme vous avez >> reçu ma bague. Je fonds en larmes en les lisant : il me semble >> que mon cœur veuille se fendre par la moitié. On croiroit >> que vous êtes malade, ou qu'il vous est arrivé quelqu'acci>> dent, et ce n'est rien de tout cela. Vous m'aimez, ma chère >> enfant, vous me le dites d'une manière que je ne puis sou>> tenir sans des pleurs en abondance. Vous vous amusez à >> penser à moi, à en parler; vous aimez à m'écrire vos senti>> mens, à me les dire. De quelque façon qu'ils me viennent, >>> ils sont reçus avec une sensibilité qui n'est comprise que de >> ceux qui savent aimer comme je fais. Soyez assurée que je >> pense continuellement à vous: c'est ce que les dévots appel>> lont une pensée habituelle; c'est ce qu'il faudroit avoir pour >>> Dieu, si l'on faisoit son devoir. Rien ne me donne de dis>> traction. Je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui >> s'éloigne de moi; j'ai peur qu'il ne me verse. Les pluies >> qu'il fait depuis trois jours, me mettent au désespoir. Le >> Rhône me fait une peur étrange; j'ai toujours une carte de>> vant les yeux : on me dit tantôt mille horreurs de cette >> montagne de Tarare; que je la hais! Je n'ai pas sur le cœur >> de m'être amusée depuis votre départ. On ne me trouve >> guère avancée, de ne pouvoir encore recevoir de vos Lettres >> sans pleurer. Je ne le puis, ma fille; mais ne souhaitez pas >> que je le puisse. Aimez mes tendresses, aimez mes foiblesses : >> pour moi je les aime mieux que les sentimens de Sénèque et >> d'Epictète. Vous m'êtes toutes choses, ma chère enfant, je >> ne connois que vous. >>>

Elle dit dans un autre endroit : « J'ai une santé au-dessus >>> de toutes les craintes; je vivrai pour vous aimer; et j'aban>> donne ma vie à cette unique occupation, c'est-à-dire, à >> toute la joie et à toute la douleur, à tous les agrémens et à >> toutes les mortelles inquiétudes que cette passion peut me >> donner. Ah! mon enfant, je voudrois bien vous voir un >> peu, vous embrasser, vous entendre, vous voir passer, >> si c'est trop demander que le reste. Cela fait plaisir d'avoir >> un ami comme d'Haqueville, à qui rien de bon, rien de >> solide ne manque. Si vous nous aviez défendu de parler de >> vous ensemble, nous serions bien embarrassés; car cette con>> versation nous est si naturelle, que nous y tombons insensi>> bleinent. C'est un penchant si doux, qu'on y revient sans >> peine; et quand, après en avoir bien parlé, nous nous dé>> tournons un moment, je prends la parole d'un bon ton, >> et je lui dis: mais disons donc un pauvre mot de ma fille II >> me semble que depuis votre départ je suis toute nue; on >> m'a dépouillée de tout ce qui me rendoit aimable: je n'ose >> plus voir le monde; et quoi qu'on ait fait pour m'y mettre, >> j'ai passé ces jours - ci comme un loup - garou, ne pouvant >> faire autrement. Peu de gens sont dignes de comprendre >> ce que je sens. >>

Joindre un cœur aussi tendre, à tant d'autres belles qualités, c'est assurément la manière d'être la plus respectable ; mais dira-t-on qu'elle est la plus sûre pour le bonheur ? Hélas! non. L'expérience nous montre le contraire; et Madame de Sévigné en est la preuve évidente. Elle aimoit si tendrement, elle étoit si sensible, elle s'affectoit si vivement de ce qui touchoit ses amis, que si sa gaîté naturelle n'eût servi de contrepoids aux peines de son cœur, les absences de sa fille, de ses amis, leur éloignement, leurs disgrâces, tout auroit précipité au tombeau cette victime de l'amitié.

Les émotions les plus fortes ont des attraits pour un cœur tendre, et l'agitation qu'elles y causent est plus douce que pénible. Mais l'état difficile et cruel, c'est l'inquiétude pour ceux qu'on aime: c'est un danger long et continu pour leur vie, pour leur santé. Ce genre de peine fut le plus fatal à Madame de Sévigné; elle trouva la fin de sa vie dans six mois d'inquiétude pour celle de Madame de Grignan.

Il falloit donc que vous fussiez victime de votre amour, ô mère tendre! et que votre fille, en revenant à la vie, eût la douleur de vous pleurer pour toujours ! Si votre renommée n'eût dépendu que de vos soins, votre nom seroit peut-être aujourd'hui dans l'oubli. Vous avez vécu sans prétendre, sans penser à la gloire. Mais votre fille a mieux connu que vous votre mérite et le goût de la postérité. Elle a trahi votre secret, en nous transmettant vos Lettres, et sans son heureuse indiscrétion, elle auroit joui seule des titres de votre immortalité. Mais tant qu'il y aura des cœurs sensibles, des amis vrais, des Lecteurs dignes de sentir la nature, vos Lettres seront les délices des cœurs tendres, et le désespoir des meilleurs Ecrivains.

TABLE PARTICULIÈRE

Des morceaux de Littérature, Lettres ou Fragmens inédits et peu connus, dont on a enrichi cette nouvelle Edition, indépendamment des Notes nouvelles qui servent d'éclaircissement aux LETTRES DE SÉVIGNÉ.

Avec l'indication du Tome où se trouvent ces diverses Additions.

ТОМЕ PREMIER.

AVERTISSEMENT.

PLAN de cette EDITION.

SOMMAIRE Bibliographique.

CHOIX des PRÉFACES des anciennes Editions.

NOTICE sur la Vie et la Personne de Madame DE

SÉVIGNÉ.

ARTICLES DIVERS servant de suite à la Notice.

1. MADAME DE GRIGNAN.

2. M. DE SÉVIGNÉ LE FILS.

5. MADAME DE LA FAYETTE.

4. M. ET. MADAME DE COULANGES.

5. M. DE BUSSY-RABUTIN.

6. M. DE CORBINELLI.

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