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mène au désordre et à l'anarchie ne réussira toujours que partiellement à briser le frein modérateur, dont le relâchement suffit déjà à plonger l'humanité dans le deuil ou dans l'épouvante. Mais faire régner jamais dans la nature un état d'ordre normal, dans le monde des idées aussi bien que dans le monde des faits, voilà qui est impossible à la providence. Où est l'esprit qui ait jamais conçu ou élaboré une méthode ou une théorie parfaite ? Quant aux faits, rien n'arrive fatalement, par cette nécessité aveugle et inexorable que les anciens nommaient άván, poiça, fatum (1). Ce qu'on appelle la force des choses ressemble souvent, il est vrai, à la fatalité comme une goute d'eau à l'autre. Mais s'il y a ressemblance, il n'y a jamais identité. On peut voir en effet que la force des choses est toujours motivée, et que la volonté ferme et patiente peut sinon la vaincre, du moins empêcher qu'on n'en soit vaincu. Tout est là pour nous. Car ce qui arrive ne peut pas ne pas arriver, parce que rien n'arrive sans une raison naturelle. Pour que tout arrivât avec raison, il faudrait que la nature eût en elle plus que la notion morale, il faudrait qu'elle fût constituée dans l'état moral. Elle ne l'est pas, elle ne peut l'être; donc, le pouvoir qui la dirige n'est pas Dieu la providence est la nature elle-même par sa loi, et cette loi n'est émue de rien: la nature est sa chose et elle la traite comme telle, inexorablement, sans amour ni haine.

(1) « Inexorabilis fatorum necessitas, » dit encore Sénèque, malgré la teinte chrétienne de quelques-unes de ses lettres (Epist., CI).

VII

Cependant si la définition de la providence, telle qu'elle se révèle à la raison dans les événements de ce monde, nous montre que le conflit incessant qui se manifeste au sein de la nature est la condition virtuelle, la condition sine qua non de l'existence, et si, par conséquent, le culte rendu à cette providence qui est analogue au phénomène qu'elle gouverne, c'est-à-dire imparfaite comme lui, doit être considéré comme un acte inintelligent, quel est donc le culte d'adoration et d'amour qui convienne à l'homme comme bon et légitime puisqu'enfin l'homme ne peut pas vivre de pain seul (1)? Il n'y a pas d'homme, si abruti ou si terre à terre qu'il soit, qui ne sente, à certains moments du moins, que la nature dans laquelle il vit, qui le produit, le nourrit et l'absorbe, est incapable de satisfaire des aspirations qui le saisissent, il ne sait comment, pour l'élever et le porter dans un milieu autre que le milieu phénoménique. D'où viennent ces aspirations et que signifient-elles?

Nous avons répondu déjà à l'avance à ces questions, du moins quant au fond, en disant que la nature provient de l'Étre, bien qu'il soit impossible de déterminer

(1) Deut., VIII, 3.

le comment de cette origine; puis, que l'Etre est par

tout réellement.

On comprend qu'ayant été produit librement par la suprême nature, le phénomène soit doué, dans une certaine mesure, de liberté, et la liberté suppose la conscience. Qu'est-ce qu'une liberté qui ne se sent pas et qui ne se juge pas elle-même ? Est-ce encore le pouvoir de se déterminer par soi-même? Non, évidemment. Donc, la nature en général, mais dans un sens aussi indéterminé que le mouvement, son agent principal, est indéfini, puis, tout particulièrement, ce qu'elle produit de plus subtil, l'esprit ; je dis, la nature et l'esprit en particulier pensent et jugent en vertu de la libre origine du phénomène.

Cependant il n'y a encore là aucune condition déterminante de religion. Cette condition n'est donnée que par la vie intellectuelle. La vie intellectuelle proprement dite n'est pas une propriété native du phéno mène; elle nous vient de cette puissance sublime que nous appelons la raison, ;, et elle est ainsi la conséquence directe et immédiate de la présence réelle de Dieu dans la nature. L'esprit, par la disposition de la substance qui le constitue en faculté morale est, plusque les autres parties de la nature, susceptible de recevoir les impressions de cette présence, et, par conséquent, de faire acte de raison et d'inteligence. Sans doute, cet acte quelque accompli qu'on le suppose, sera toujours imparfait, car l'esprit le plus subtil demeure engagé dans les liens de la substance, sa mère; mais cependant l'impression qu'il reçoit de la présence réelle de

l'essence suffit pour produire en lui un si vif et durable sentiment de la perfection souveraine (1), qui est le vrai, le bien et le beau, qu'il se trouve obligé par cette foi au vrai surnaturel de tendre incessamment à acquérir autant qu'il lui est possible la perfection morale. Cette obligation nous l'appelons le devoir, et l'on voit, par ce que nous venons de dire, que si le devoir est subjectif en ce sens que sa conception dépend des données natives de notre esprit, il est cependant purement objectif en lui-même. De là il suit que, d'après la nature plus ou moins achevée des esprits, le devoir peut varier en intensité et en clarté, mais qu'il ne peut changer quant à son essence. Aussi voyons-nous que le devoir impose aux hommes, partout et dans n'importe quelle religion, des obligations pleinement identiques en ce qu'elles reviennent à faire le bien et à éviter le mal. Voilà la loi et les prophètes, la seule religion qui soit vraiment catholique ou universelle, et dont on peut dire ainsi avec certitude ce que Vincent de Lérins disait avec trop d'ardeur de la tradition de l'Église: quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est. C'est dans la religion du devoir seule qu'on entend perpétuellement en toute société cette voix de quelqu'un, 40équa trò, (2) qui porte aux

(1) Tel fut sans doute l'esprit d'Abdoul-Wahhab, qui disait: <«< La véritable adoration de Dieu consiste à se prosterner devant l'idée de son être, nécessairement partout présent, et de le vénérer comme tel.» Voy. le Déisme des Wahhabis, etc., dans le Journ. Asiat., fév. 1848, p. 171 sq.

(2) Expression de Sophocle, OEdipe à Colone, v. 1624

élévations les plus sublimes et aux actions les plus nobles et les plus héroïques. Le pertransiit benefaciendo est donc pour chacun le signe que Dieu est avec lui (1), et ainsi il est aussi le seul culte d'adoration et d'amour qui convienne à l'être pensant.

VIII

Il n'y a cependant pas lieu de s'en enorgueillir, car ce n'est pas nous qui opérons le bien, mais l'Etre qui nous enveloppe et nous pénètre. Le culte d'adoration et d'amour que notre esprit rend à Dieu n'est au fond, d'après la définition déjà établie du moi, qu'une relation de Dieu en Dieu arrivant au sentiment de la nature par ce que le phénomène produit de plus subtil et de plus impressionnable, l'esprit ou la faculté morale. Aussi, à vrai dire, il n'y a pour l'âme ni mérite ni démérite réels ou absolus. On insiste cependant, et avec raison, sur la réalité de l'un et de l'autre ; mais cette réalité est exclusivement relative au phénomène, et ne vaut que dans la vision qu'il a de lui-même. Pour l'Etre, dans la vision duquel le phénomène n'est pas ni ne peut être, la nature ne mérite ni ne démérite, et ainsi tombe la valeur de toutes ces définitions dogmatiques que les législateurs de religions proposent ou même imposent aux hommes sur la base d'un état méritoire

(1) « ..... quoniam Deus erat cum illo, » Act., X, 38.

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