Navarre rendait fort précaires. Au surplus, rien ne désignait Montaigne pour cette besogne délicate. Il est vraisemblable que Montaigne chercha à jouer un rôle dans les affaires plutôt qu'il en joua un. Riche et bien apparenté, pourvu d'une importante charge en province, il essayait d'attirer les yeux sur lui et ambitionnait de se mettre en évidence. C'est pour cela sans doute qu'il se tenait si volontiers à la cour, négligeant son office de Bordeaux. Mais aucun document ne permet de rien affirmer. C'est là un point obscur que l'on n'a pu encore éclaircir. D'ailleurs, si la nature de Montaigne était enthousiaste, elle se lassait vite et répugnait à l'effort. Il manquait d'énergie et de constance. Jeune, plein de fougue, Montaigne avait les qualités et les défauts de son âge. Les ardeurs de son tempérament étaient vives, et par lassitude autant que par goût du plaisir, il ne savait les réprimer. Il trouva un contrepoids moral à ce penchant pour la volupté dans son amitié célèbre avec La Boétie. Plus âgé de deux ans que Montaigne, La Boétie avait de la droiture et de la fermeté. Si sa jeunesse ne manqua pas des séductions du plaisir, elle avait pourtant été studieuse. Il avait su se tracer des devoirs, cherchant le bonheur dans une union bien assortie, tandis que Montaigne n'avait pas encore su se fixer. Cet exemple donnait donc à La Boétie une autorité sur son compagnon; elle ne fut pas inutile pour guider et soutenir Montaigne. J'ai dit ailleurs quelle haute idée La Boétie se faisait de l'amitié; j'ai examiné en détail l'influence de cette nature forte sur l'esprit volup. tueux de Montaigne. Je n'ai pas à y revenir. C'est le bruit de la précoce renommée de La Boétie qui poussa Montaigne vers lui. Philologue consommé, La Boétie avait déjà mérité les éloges de Jules-César Scaliger, et l'éloquence entraînante du Contr'un avait fait à son auteur une juste réputation. Montaigne fut séduit comme les autres par ces mérites: il voulut connaître le généreux écrivain. Mais il ne semblait attendre de ce commerce nouveau que le charme des relations intellectuelles. Il y trouva, de plus, le réconfort d'une amitié intime et vraie. 1. Œuvres complètes d'Estienne de La Boétie, Introduction, p. LXXVIII et suiv. On sait combien Montaigne découvrit rapidement les qualités de cœur de La Boétie : ce fut le coup de foudre de l'amitié. « A notre première rencontre, qui fut par hasard, en une grande fête et compagnie de ville, dit Montaigne, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. » Et tout le monde connaît l'admirable cri échappé à Montaigne: « Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne peut s'exprimer qu'en répondant: < Parce que c'était lui, parce que c'était moi! > On sait moins bien quelle part La Boétie eut à cette éclosion. Certes il ne le cédait en rien à Montaigne pour la générosité des sentiments; lui aussi avait le culte de l'amitié, et la droiture de son âme gagna sans peine le frère qu'il voulait se donner. Désormais, dans cette intimité, La Boétie aura le rôle d'un ami plus âgé et plus mûr, volontiers moraliste, sentant les défauts de son compagnon et le stimulant doucement. Ce rôle, au reste, allait à son caractère, tandis que Montaigne semble s'être laissé guider par cette sagesse supérieure. Toutes ces nuances se retrouvent bien nettes dans les pièces de vers latins adressées par La Boétie à son ami: l'affection inquiète de La Boétie y revit; on y entend un écho de ses appréhensions. Il redoute que Montaigne, dont l'âme est droite, mais faible, ne se laisse entraîner hors du devoir, délibérément accepté. Il réchauffe cette tiédeur, il montre la noblesse d'un idéal poursuivi, il vante surtout le bonheur des vertus domestiques et convie Montaigne à les pratiquer. Ce sont là des conseils dont il ne faudrait pas exagérer la portée. On ne saurait y voir d'application trop directe. Il convient seulement de signaler ces tendances pour mieux juger une amitié que le temps a immortalisée. Rien ne faisait présager que ces années de bonheur seraient si peu nombreuses, car l'avenir était ouvert aux deux jeunes gens. Brusquement ce lien vint à se rompre et Montaigne en souffrit cruellement. Il s'était livré tout entier, avec la fougue d'une âme trop heureuse de se donner, et la mort prématurée qui lui enlevait un ami si cher semblait le frapper lui-même. Il perdait tout ensemble un confident et un appui. La conformité de leur charge les rapprochait sans cesse l'un de l'autre, et Montaigne aimait à se sentir maintenu par un tel voisinage. Aux instants de défaillance, le soutien était proche, et il n'est pas téméraire d'affirmer que Montaigne s'y appuyait parfois. Aussi quand l'ami fut à jamais absent, celui qui survivait prit en dégoût cette charge qui ravivait sa douleur. « J'étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, s'écrie mélancoliquement Montaigne, qu'il me semble n'être plus qu'à demi. » A vrai dire, si ce motif est le plus touchant de ceux qui déterminèrent Montaigne à quitter sa charge, il ne fut pas le seul. Jamais Montaigne n'avait été un magistrat modèle, et l'exemple de La Boétie lui-même n'avait pas réussi à exciter son émulation. Entré au Parlementpour des raisons de convenance, il n'avait ni le goût de sa profession ni l'ambition d'y faire figure. Nous l'avons vu, ses secrets desseins l'eussent plus volontiers porté vers le maniement des affaires publiques que vers l'interprétation de la loi. Tandis que La Boétie remplissait avec soin son office, Montaigne s'en détournait aisément. J'ai retrouvé un certain nombre de rapports autographes de La Boétie sur les causes qui lui étaient confiées. Un plus petit nombre, au contraire, de ces documents nous est parvenu pour Montaigne, bien que Montaigne ait été plus longtemps que La Boétie conseiller au Parlement de Bordeaux. Est-ce un pur effet du hasard? Sans doute, il faut tenir compte des circonstances fortuites. Il me semble, malgré tout, que cette proportion répond à un état de choses exact. Et si, poussant plus avant la comparaison, on rapproche ces rapports les uns des autres, on ne rencontre pas, dans ceux de Montaigne, les qualités de ceux de La Boétie: la clarté, la netteté des déductions, la précision des |