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son poste. Si aucune fonction ne l'attachait au roi, il cherchait bien visiblement à ne pas quitter la cour. On a cru jadis que notre philosophe avait rempli la charge de secrétaire de Catherine de Médicis: l'erreur est depuis longtemps reconnue, et François Montaigne, qui fut secrétaire ordinaire de la chambre du roi et de la reine-mère, n'avait qu'une analogie de nom avec le nôtre. Le long séjour à la cour de Michel de Montaigne, à cette époque, n'en est pas moins indiscutable. Le Dr Payen pense qu'il a duré au moins jusqu'en février 15631. Je n'y contredis pas. C'est ainsi que Montaigne put accompagner Charles IX à Rouen et que, sans doute, il assista au siège de cette ville. Rouen, on le sait, était tombé au pouvoir du parti huguenot à la suite d'une émeute locale, dans la nuit du 15 au 16 avril 1562. Grâce à l'énergie de Montgomery, les réformés étaient parvenus à s'y établir très fortement. Il fallut reprendre la ville de haute lutte, et le siège fut meurtrier. Le roi de Navarre, Antoine de Bourbon, père du futur Henri IV, qui soutenait alors la politique de la reine-mère et dirigeait les travaux d'investissement, y fut mortellement atteint. L'issue fut moins fatale au duc de Guise qui s'y trouvait aussi: il faillit perdre la vie des mains d'un assassin, mais échappa à ce complot. Montaigne raconte un beau trait de magnanimité du duc, à ce propos2. Il n'en parle pas en témoin oculaire, et dit tenir le récit de la bouche de Jacques Amyot, mais les détails sont nombreux et précis.

1. Dr J.-F. Payen, Examen de la vie publique de Montaigne, par M. Grün. Paris, 1856, in-8o, p. 31.

2. Essais (1580), 1. Ier, ch. XXIV.

La ville fut enfin prise d'assaut par l'armée royale le 26 octobre 1562. Montaigne ne relate rien de cette victoire ni du pillage de la cité. Il préfère mentionner une rencontre qui lui fournit matière à réflexion: la vue d'indigènes du Brésil. Rouen était un port de commerce très important, où s'entassaient de grandes richesses. Ces choses précieuses tentèrent les vainqueurs, qui les mirent à sac. Montaigne, lui, dans cette ville de négoce, fut surtout frappé de ce qui l'instruisait et augmentait ses connaissances. Rouen avait de nombreuses relations avec l'Amérique, et tout ce qui venait de cette terre à peine connue frappait alors vivement la curiosité. Déjà, en 1550, à l'entrée solennelle qu'Henri II fit à Rouen, au nombre des divertissements que la ville offrit au roi, figurait une exhibition exotique assez semblable à celles qu'on montre de nos jours au Jardin d'Acclimatation. Dans un enclos, on avait dressé un village brésilien, dans lequel se trouvaient << cinquante naturels sauvages fraîchement apportés du pays, ayant, pour décorer leur face, les joues, lèvres et oreilles percées et entrelardées de pierres longuettes, de l'étendue d'un doigt, pollies et arrondies, de couleur d'émail blanc et vert d'émeraude. Pour que l'illusion fût complète, des singes

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1. Pour grossir ce nombre, il y avait aussi des matelots et des voyageurs qui avaient pris le costume de ces indigènes dont ils connaissaient le pays et la langue.

et des perroquets avaient été lâchés dans les arbres, qui rappelaient ceux d'outre-mer. Dans ce décor approprié, les indigènes se livrèrent à leurs occupations et à leurs jeux; ils simulèrent un combat << si près de la vérité », qu'il parut à tous les spectateurs être « véritable ».

Charles IX et sa mère pénétraient à Rouen dans des circonstances trop douloureuses pour qu'il pût y avoir des fêtes en leur honneur. Aussi n'est-ce pas un pareil spectacle qu'on leur offrit. Mais le commerce de Rouen avec l'Amérique était constant 2. Il se trouvait alors dans la ville trois indigènes brésiliens qui avaient « quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre ». Certes, le moment n'était guère bien choisi pour montrer à ces étrangers la civilisation européenne. Le jeune roi prit plaisir à les interroger. Curieux de ce qu'il n'avait pas encore vu, Montaigne leur parla aussi, et, quoique son interprète fût fort insuffisant, il essaya d'en tirer des enseignements. Il les questionna sur leurs mœurs, leurs coutumes, et reçut du profit de leurs réponses. Il trouva que ces sauvages ne manquaient pas de sens et que leurs usages avaient, à tout prendre, une certaine logique. Et il ajoute malicieusement : « Mais quoi! ils ne portent pas de haut de

1. Charles IX revint à Rouen au mois d'août de l'année suivante et il y fut déclaré majeur. A cette date, Montaigne était retenu auprès du lit de mort de La Boétie.

2. Les négociants essayaient de tirer profit des sauvages et de les vendre, ce qui donna lieu à un bel arrêt du Parlement de Bordeaux. En février 1571, il ordonnait « que tous les nègres et mores qu'un marchand normand avait conduits en cette ville pour les vendre seraient mis en liberté : la France, mère de liberté, ne permet aucuns esclaves ». Gabriel de Lurbe, Chronique bourdeloise, 1619, in-4°, fo 42.

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chausses! » C'est, plus d'un siècle auparavant, le << Comment saurait-on être Persan? » de Montesquieu, dit avec la même ironie narquoise.

MONTAIGNE.

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Il était intéressant de noter au passage cet entretien avec les « sauvages ». La nature de la curiosité d'esprit de Montaigne s'y découvre déjà. Assurément il importerait davantage de connaître par le menu les causes de ce voyage à Rouen, pourquoi Montaigne s'éloignait ainsi de sa charge, ce qui le retenait à la cour et ce qu'il y fit. Rien de positif ne saurait nous le dire. Montaigne n'avait pas tout à fait trente ans alors, et les longs espoirs lui étaient permis: il arrivait à cet instant de la vie où l'on voit nettement les difficultés de l'avenir, mais où on se sent la force de les vaincre. Autant que tout autre, Montaigne avait le sentiment de sa valeur; il eut donc la légitime ambition de la mettre à l'épreuve. Plus tard, à l'heure de l'examen de conscience, il écrivait : « J'ai assez duré pour rendre ma durée remarquable et enregistrable. Comment? Il y a bien trente ans1. » C'est à cette époque qu'il faisait remonter les commencements de sa durée « enregistrable ». Mais cette parole éveille notre curiosité plutôt qu'elle la satisfait; elle nous fait rêver plutôt qu'elle nous instruit. A quoi le jeune conseiller au Parlement de Bordeaux dut-il s'employer? Vers quelles affaires tourna-t-il son activité naissante ? Y réussit-il? Faut-il croire, comme on l'a écrit, que Montaigne s'efforça alors de rapprocher le roi Antoine de Navarre du duc de Guise et qu'il chercha à servir d'intermédiaire entre eux? Je ne le pense pas. Les circonstances ne prêtaient pas à de pareils calculs que le caractère indécis du roi de

1. Essais (1595), 1. II, ch. xv.

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