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de supposer ses études achevées; de plus, sa famille, qui semblait le destiner à la magistrature, dut le pousser plus avant, sans doute, dans la direction du droit civil. Nous essaierons de suppléer à cet égard par des conjectures au silence des Essais. Un passage me semble contenir d'utiles indications pour nous guider : « On nous tient, dit Montaigne en parlant de l'éducation en usage de son temps, quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses, encore autant à en proportionner un grand corps estendu en quatre ou cinq parties, et autres cinq pour le moins à les savoir brèvement mêler et entrelasser de quelque subtile façon. Cela veut dire évidemment que, dans le programme normal des classes, quatre ou cinq années étaient consacrées aux études de grammaire, - nous avons vu que c'était à peu près la durée moyenne de ces études au Collège de Guyenne; - quatre ou cinq ans encore étaient réservés pour apprendre la rhétorique, - on l'enseignait à Bordeaux dans les quatre classes supérieures, par application d'un précepte ancien; enfin, cinq autres années « pour le moins › servaient à apprendre la dialectique ou le droit. La jeunesse de Montaigne dut s'écouler de la sorte, réglée par ce programme communément en vigueur. Son éducation domestique avait abrégé pour lui la durée des commencements et il « enjamba » d'emblée les classes élémentaires. Plus tard, rien ne s'opposait à ce qu'il suivit la filière, et il dut la suivre jusqu'au bout. Le cours de philosophie, couronnement des études classiques, durait deux ans consécutifs et avait lieu

dans les locaux du Collège de Guyenne, bien qu'il fit partie de la Faculté des Arts. C'est ainsi que Montaigne put suivre dans sa propre ville, sans sortir du collège qui avait abrité son enfance, les leçons de Nicolas de Grouchy, qui professa pendant treize ans, jusqu'en 1547, la dialectique et qui laissa un souvenir si vivant dans le haut enseignement bordelais.

La ville de Bordeaux possédait, en effet, une Université fondée cent ans auparavant, en 1441, par le pape Eugène IV, alors que les Anglais dominaient encore en Guyenne. Dès l'origine, cette Université fut complète, c'est-à-dire ayant des facultés de théologie, de droit canonique, de droit civil, de médecine et des arts. La jeunesse bordelaise pouvait donc, sans quitter la cité, obtenir les diplômes les plus élevés qui sanctionnaient les études. Les auditeurs n'affluèrent cependant jamais aux cours. Mesquinement installée, l'Université de Bordeaux ne fut pas un de ces grands centres de recherches où des élèves nombreux se pressaient autour de maîtres écoutés. Les cours de droit, notamment, n'eurent pas l'ampleur qu'ils avaient ailleurs. En 1533, le nombre des maîtres avait été réduit, « attendu la rareté des écoliers qui oient au droit, » et cet état de choses n'était pas plus florissant au moment où Montaigne aurait pu suivre les leçons des professeurs bordelais. On enseignait alors avec une négligence telle que les étudiants intentèrent un procès à leurs maîtres, pour les obliger à faire leurs cours aux heures déterminées. Le Parlement, intervenant dans ce singulier débat, donna gain de

cause aux écoliers et fixa la durée et le nombre des

cours réglementaires.

Est-ce à Bordeaux que Montaigne termina une éducation qui y avait été commencée? Acheva-t-il, sans quitter sa famille, le cycle complet de ses études? Je ne saurais le dire. Les archives de l'Université de Bordeaux ont entièrement péri avec elle; la destruction de ses premiers registres remonte même fort loin et semble être contemporaine de la jeunesse de Montaigne. Aujourd'hui, nous sommes réduits à quelques rares documents, qui ne sauraient suffire pour reconstituer son histoire. Il est surprenant que Montaigne, qui décrit en détail son éducation première et qui rapporte complaisamment ses succès du Collège de Guyenne, n'ait fait aucune mention de l'achèvement de ses études. Trouvait-il, s'il s'est jamais assis sur les bancs de l'Université bordelaise, que la renommée de cet établissement n'était pas assez grande pour rejaillir sur ceux qu'il avait abrités ? De quelque cause qu'il provienne, ce silence n'en est pas moins regrettable, puisque la perte des documents originaux ne nous permet pas d'y suppléer.

Je suis convaincu, pour ma part, que Montaigne, sorti comme écolier du Collège de Guyenne, continua à le fréquenter comme logicien et étudiant de la Faculté des Arts. Nous avons déjà dit que la Faculté des Arts avait son siège, à Bordeaux, au Collège

1. Ces documents ont été rassemblés et publiés par M. Henri Barckhausen (Statuts et règlements de l'ancienne Université de Bordeaux, 1886, in-4o de LIV-172 pp.).

même de Guyenne. Il ne faudrait pas confondre, pour cela, deux enseignements d'un ordre essentiellement différent. Ce que Montaigne écrit de son séjour au collège doit donc s'entendre, à mon sens, de son séjour comme écolier. La fréquentation des cours de logique, qui suivit sans doute, acheva, en la complétant, une éducation dont elle était distincte. Un fait particulier me le donne à penser. Fort peu de temps après que Montaigne eut achevé ses classes, le collège changeait de principal: André de Gouvéa partait pour le Portugal, et il emmenait avec lui les maîtres qui avaient fait, sous sa direction, la renommée de l'enseignement bordelais. Jean Gélida le remplaçait à la tête du Collège de Guyenne, et, s'il n'était pas accompagné de collaborateurs aussi nombreux et aussi brillants que Gouvéa, il avait réussi cependant à entraîner à sa suite un précieux auxiliaire, Marc-Antoine Muret. A l'aube de sa renommée philologique, Muret, âgé de vingt et un ans seulement, arrivait en 1547 à Bordeaux, précédé de sa réputation naissante et de l'estime de JulesCésar Scaliger. Montaigne, qui avait auparavant représenté un des personnages d'une tragédie de Muret, compte la jeune maître parmi ses « précepteurs domestiques ». Cela voudrait-il dire, comme on l'a pensé, que l'écolier, qui n'avait pas encore quinze ans, continua à la maison paternelle l'éducation qui y avait été si bien commencée ? Muret, qui ramena, dit-on, la prospérité du collège, avait certes l'intelligence assez haute pour parfaire une éducation aussi soignée. On peut supposer, avec plus de vraisemblance, que Montaigne, fréquentant la Faculté des Arts, y connut Muret, qui peut-être y enseignait, car on ignore quelle classe il professa

1. Muret commença à enseigner, en 1545, à dix-neuf ans. Voyez comment son dernier biographe, M. Charles Dejob, a essayé de tracer l'itinéraire de ses premières étapes de professeur. (Marc-Antoine Muret, 1881, in-80, pp.4-19.)

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à Bordeaux. C'est sans doute ainsi que l'étudiant suivit les cours du jeune maître, qu'il eut pour « précepteur domestique », c'est-à-dire chargé de suivre de plus près ses progrès ou, comme nous dirions aujourd'hui, de répétiteur. S'exerçant de la sorte, sur un disciple déjà formé, l'action de Muret eût dû être prépondérante. On peut affirmer qu'il n'en fut rien. La science de Muret était, il est vrai, considérable déjà; mais son caractère était indécis et mou, ses convictions chancelantes, sa nature voluptueuse. Ce

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