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gnage. « Aussi n'eussé-je pas restivé (regimbé), s'écrie-t-elle, lorsque j'eusse jugé quelque chose corrigeable, de plier et prosterner toutes les forces de mon discours sous cette seule considération que celui qui le voulut ainsi était père et qu'il était Montaigne. » Telle fut bien effectivement la conduite de Mlle de Gournay; éditeur consciencieux, elle res. pecta jusqu'au scrupule le texte qui lui était fourni; éditeur diligent aussi, car elle apporta à la tâche qui lui était confiée toute l'activité de son esprit. Comme on l'a vu plus haut, c'est en mars 1594 que Mille de Gournay reçut, de Mme de Montaigne et de sa fille, la copie du nouveau texte des Essais, et avant la fin de cette même année, ce texte était livré au public par Abel Langelier, dans une « édition nouvelle, trouvée après le décès de l'auteur, revue et augmentée par lui d'un tiers de plus qu'aux précédentes impressions ». Neuf mois environ avaient donc suffi à Mlle de Gournay pour s'acquitter de sa tâche; ce délai était normal pour diriger la publication du volume, mais quel que fût le zèle de la docte fille, elle n'eût pas pu, dans ce même laps de temps, préparer tout ensemble le texte qui allait voir le jour et en mener à bien l'apparition. Cette remarque confirme encore le rôle que nous prêtons à Mlle de Gournay et qui fut le sien; elle se conforma avec exactitude à la ligne de conduite qui lui avait été tracée, et, la conscience en repos, elle pouvait invoquer comme garant de sa fidélité ce manuscrit original des Essais qui, étant demeuré à Montaigne, n'avait pas passé sous ses yeux.

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Telles sont les origines de cette célèbre édition des Essais de 1595, qui a été si généralement adoptée

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par les éditeurs subséquents. Établie par Pierre de Brach sur les papiers mêmes de Montaigne, aussitôt après la mort de celui-ci, surveillée par Mlle de Gournay avec une vigilance soutenue, elle offre donc toutes les garanties désirables de sincérité, et son autorité ne peut être mise en doute. On ne saurait dire pourtant qu'elle représente la pensée définitive de Montaigne. Nous avons déjà fait la remarque que cette pensée n'était pas encore fixée avec certitude quand la mort surprit le philosophe. La grande préoccupation des exécuteurs des dernières volontés de Montaigne devait donc être de respecter son œuvre, bien qu'indécise par endroits, et de la donner au public telle qu'elle leur était parvenue. Sans doute, dans une revision dernière, Montaigne eût senti que ses intercalations incessantes rompaient parfois l'ordre et obscurcissaient le sens. Le manuscrit de Bordeaux offre quelques corrections qui permettent d'affirmer que l'auteur savait reporter ailleurs un morceau qui ne lui semblait pas à sa place, ou même retrancher un développement hors de propos. Si, avant de publier son livre, Montaigne avait pu l'embrasser encore d'un coup d'œil, considérant alors la suite des idées, l'ensemble et non le détail de ce livre, il eût perçu plus nettement tout ce qui en troublait l'harmonie et sacrifié plus allègrement encore ce qui était nuisible ou superflu. Les éditeurs de 1595 ont pensé que ce travail d'émondage ne les regardait pas; ils ne se sont permis aucun changement et ils ont bien fait: si le livre a perdu en clarté, nous avons du moins l'auteur tout entier. Le respect s'imposait alors, scrupuleux, absolu, et nous devons un triple hommage à Mme de Montaigne, à Pierre de Brach et à Mlle de Gournay pour ne s'en être jamais départi.

Là ne s'arrêta pas le dévouement de Mme de Montaigne à la gloire du grand mort. En même temps qu'elle consacrait au génie de Montaigne ce volume qui contenait toutes ses méditations, sa veuve voulut élever à sa dépouille mortelle un tombeau où ses cendres pussent reposer à jamais. Dans la lettre où il annonce à Juste-Lipse le décès de Montaigne, Pierre de Brach l'entretient aussi du projet de consacrer au philosophe un monument digne de son illustration. « Je sais, Monsieur, disait De Brach, que vous avez eu en beaucoup d'amitié et en beaucoup d'estime feu M. de Montaigne; vous en avez donné des témoignages publics durant sa vie, donnez-en après sa mort. Nous faisons dresser une pyramide pour son cercueil; une plinthe y sera réservée pour ce que vous dédierez à sa mémoire. » Mais les choses n'allèrent pas aussi rapidement que Pierre de Brach semblait le supposer, et, en fin de compte, il ne paraît pas que Juste-Lipse ait composé jamais l'épitaphe de Montaigne, peut-être parce que la mort le prit lui-même avant l'achèvement du tombeau de son ami.

Dès le 27 janvier 1593, Mme de Montaigne acquérait un droit de sépulture dans l'église des Feuillants de Bordeaux. Par contrat en date de ce jour, les religieux promettaient << de faire bâtir et construire audevant le grand autel un caveau, et en icelui mettre le corps dudit feu sieur de Montaigne, de ladite dame et de leur postérité, et au-dessus y dresser et ériger un sépulcre et monument; ensemble de faire faire une ceinture au dedans de ladite église, et en icelle mettre les armes dudit sieur de Montaigne. >>> Ils promettaient, en outre, « de dire... deux messes hautes... et deux messes basses, savoir: l'une à chacun XIII® jour de chacun mois de septembre, qui est semblable jour auquel ledit feu sieur de Montaigne décéda, et l'autre à tel et semblable jour que le corps d'icelui feu sieur sera mis audit caveau; et deux messes basses, savoir: l'une à chacun premier jour d'août, fête de saint Pierre aux Liens, et l'autre chacun jour en la fête de saint Michel Archange, le tout pour le salut de l'âme dudit feu sieur et dame de Montaigne et leurs parents trépassés. Toutes ces stipulations étant ainsi réglées, l'engagement devenait définitif. La dépouille mortelle de Montaigne fut donc déposée, le 1er mai 1593, dans un caveau de l'église des Feuillants. Mais des incidents surgirent dans la suite, qui vinrent embrouiller l'état des choses et troublèrent la tranquillité de Mme de Montaigne.

Les Feuillants ne tardèrent pas, en effet, à agrandir leur vieille église par l'adjonction de chapelles latérales. Mais ces modifications changèrent la dispo sition de l'édifice, et le corps de Montaigne ne se trouva plus placé, ainsi qu'il devait l'être, au-devant du maître-autel. Mme de Montaigne s'en plaignit. Les religieux lui abandonnèrent alors une chapelle latérale, dont la construction avait été commencée par les héritiers de Florimond de Raymond, - celui

1. Les actes relatifs à la sépulture de Montaigne ont été publiés ou analysés par Jules Delpit en tête des lettres de Mme de Montaigne.

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