L'HOMME ET L'OEUVRE CHAPITRE I LA FAMILLE DE MONTAIGNE OSEPH Scaliger a écrit méchamment que le père de Michel de Montaigne était « vendeur de hareng ». La médisance n'est qu'à moitié vraie, mais, le fût-elle tout à fait, il n'y aurait guère à en rougir. Montaigne n'a rien à perdre à une pareille origine, et, comme on l'a écrit, les marchands de harengs ont à y gagner. Au surplus, tout le monde ne saurait descendre des princes de Vérone. Essayons de déterminer aussi exactement que possible la véritable origine de Montaigne. Regardons « autour de lui », avant de regarder << en lui ». Nous verrons mieux ensuite si l'écrivain ne doit pas quelques-unes des qualités de son génie à ses ancêtres, marchands et bourgeois. MONTAIGNE. I << Les miens se sont autrefois surnommés Eyquem, » dit Montaigne. Nous pouvons préciser davantage et rectifier Montaigne lui-même. Ce n'est pas surnommés qu'il eût fallu dire ici, mais bien nommés, car Eyquem était en réalité le nom de la famille, et Michel est le premier qui abandonna ce « surnom ». Ce changement n'était donc pas fort ancien; tout au plus datait-il de quelques années lorsque l'écrivain le consignait dans ses Essais. Il n'eut lieu qu'à la mort de Pierre Eyquem de Montaigne, père de Michel, qui, devenant le chef de la famille, ne prit plus désormais le nom patronymique de ses ascendants. Était-ce négligence ou calcul? La vanité n'y fut pas étrangère. En un temps où la naissance comptait tant, Montaigne essaie de donner le change sur la sienne. Ses contemporains souriaient de ce travers, et la leçon que Joseph Scaliger veut lui infliger est méritée, bien qu'elle vienne d'un plus vaniteux que Montaigne. Les premières origines de la famille Ayquem ou Eyquem sont encore obscures, malgré les recherches des érudits bordelais. Ce que nous en savons de précis remonte à l'arrière-grand-père de Michel, Ramon Eyquem, au commencement du xve siècle. C'était un riche marchand établi à Bordeaux, sur la paroisse Saint-Michel, dans la rue de la Rousselle, qui est encore le siège du haut négoce de la ville. Antérieurement à Ramon, on ne saurait dresser la 1. Surtout grâce aux recherches de M. Th. Malvezin, qui les a résumées dans un consciencieux ouvrage intitulé: Michel de Montaigne, son origine et sa famille (Bordeaux, 1875, in-8°). filiation des Eyquem. Il semble seulement résulter de plusieurs titres, qu'au xive siècle, sous la domination anglaise en Guyenne, les Eyquem étaient déjà une riche famille bourgeoise de la petite ville de Saint-Macaire. Elle possédait un grand nombre de fiefs dans les paroisses du voisinage, dont l'un fut sans doute le célèbre Château-Yquem, à Sauternes, qui vraisemblablement leur doit son nom. Faut-il supposer, après cela, comme on en a fait la remarque, que les progrès de la domination française dans le pays dépouillèrent peu à peu les Eyquem de leurs possessions, et qu'en fin de compte cette famille se vit obligée de se réfugier à Bordeaux pour y gagner par le commerce les moyens d'acquérir de nouveaux biens? L'hypothèse est très admissible. Si les choses se sont passées de la sorte, on aurait, dans ces circonstances, l'explication de ce que Michel paraît croire sur l'origine des Eyquem, << surnom qui touche encore une maison connue en Angleterre 2. » Peut-être pensait-il que quelqu'un des siens, suivant, après la défaite, la fortune des Anglais, les avait accompagnés au delà de la mer et avait fait souche là-bas. Le bisaïeul de Michel, Ramon Eyquem, était un homme de tête. « Il naquit l'an mille quatre cent deux, » lisons-nous dans les Essais 3, apparemment dans un petit village des environs de Blanquefort, à quelques kilomètres au nord-ouest de Bordeaux. C'est à lui, à son activité ou à ses héritages, qu'est due l'opulence des Eyquem. Michel le reconnaît formellement : « Tout ce qu'il y a de ses dons (de la fortune) chez nous, il y est avant moi et au delà de cent ans1. » Employé d'abord dans la maison de commerce d'un oncle riche, Ramon de Gaujac, qui semble avoir été son parrain, Ramon Eyquem devint ensuite son associé et hérita de ses biens. Sa situation alors fut considérable. Par son mariage avec une riche héritière, Isabeau de Ferraignes, surtout par cet héritage de son oncle maternel, Ramon Eyquem devenait l'un des marchands les plus opulents de Bordeaux. Son négoce consistait principalement en achats et en expéditions de vins du cru qu'il exportait à l'étranger. Il y joignait aussi l'achat et la vente du pastel et des poissons salés. Ces opérations étaient fréquentes, car les minutes des notaires d'alors nous en ont conservé de nombreuses traces : contrats pour l'affrètement de navires, quittances ou connaissements de marchandises. Les affaires du négociant étaient fructueuses aussi, car le patrimoine de Ramon Eyquem s'arrondissait de plus en plus: tantôt il achetait une maison et tantôt une terre, des rentes en argent ou en vin. 1. Jules Delpit, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque municipale de Bordeaux, 1881, in-4o, p. 342. 2. Essais (1588), 1. II, ch. XVI. 3. Essais, 1. II, ch. XXXVII. |