trois belles chambres, salle, garde-manger, écurie, cuisine, à vingt écus par mois. Le gîte trouvé, il ne restait plus à Montaigne qu'à étudier la ville; c'est ce qu'il ne manquera pas de faire avec la conscience qu'il met à satisfaire sa curiosité. Nourri comme il l'avait été de la moelle des Latins, Montaigne devait souhaiter voir en détail la cité qui fut leur capitale et les traces qu'ils laissèrent de leur passage dans le monde. Ce que Montaigne cherche dans Rome, c'est Rome, et, à peine débarqué, il se plaint d'y trouver plus de Français qu'il n'eût souhaité. Il s'efforcera donc de saisir tous les aspects de la ville, non en antiquaire, mais en observateur avisé qui veut connaître les humeurs de ces nations et leurs façons >>, << frotter et limer sa cervelle contre celle d'autrui ». Archéologue, il ne l'est pas plus qu'il n'est humaniste, et ne voyage pas à la mode de la noblesse française « pour savoir combien de pas a Santa Rotonda, ou, comme d'autres, combien le visage de Néron, de quelque vieille ruine de là, est plus long ou plus large que celui de quelque pareille médaille ». S'il agit ainsi, c'est par inclination naturelle, et non faute de lumières; il a, au contraire, des notions exactes sur tous ces points et juge bien, à première vue, que la topographie de la Rome moderne diffère sensiblement de celle de la Rome antique. « Il jugeait par bien claires apparences que la forme de ces montagnes », sur lesquelles Rome est assise, et des pentes était du tout changée de l'ancienne, par la hauteur des ruines, et tenait pour certain qu'en plusieurs endroits nous marchions MONTAIGNE. 36 sur le faîte des maisons tout entières. Il est aisé à juger, par l'arc de Sévère, que nous sommes à plus de deux piques de l'ancien plancher, et, de vrai, on marche sur la tête des vieux murs, que la pluie et les coches découvrent. » Mais il ne cherchera pas par le menu la preuve de cette remarque, et soyez assuré qu'il ne se perdra pas dans l'examen de chaque débris respecté par les âges. I Faut-il s'en plaindre? Chateaubriand et, après lui, Stendhal2 reprochent à Montaigne, voyageant au milieu des merveilles dont les arts avaient couvert l'Italie, de n'en rien dire et de ne pas nommer leurs auteurs. Doit-on en conclure que Montaigne n'en comprit pas les beautés et que l'esprit, comme le veut Stendhal, empêche de sentir les chefs-d'œuvre de l'art? Il serait plus juste de dire que la culture intellectuelle ne s'était pas encore élevée, en France, au niveau qu'elle avait déjà atteint en Italie, et qu'on ne connaissait pas, de ce côté-ci des monts, le lien étroit, indissoluble qui relie l'un à l'autre le développement artistique et le développement littéraire. Tous les progrès, au physique comme au moral, sont solidaires, et on l'ignorait; nos compatriotes n'avaient pas remarqué l'influence philosophique des beaux-arts, l'action du sculpteur ou du peintre sur les esprits de son pays et de son temps. Montaigne ne le comprit pas; je ne sais personne alors chez nous qui l'entendit davantage, et ce n'est assurément pas Rabelais, venu à Rome avant Montaigne sans être touché plus que lui des belles œuvres qu'elle contenait. On considère l'art comme un délassement, fort noble sans doute, mais sans portée et sans influence. Évidemment Montaigne est en défaut de négliger de la sorte tout un aspect de l'âme italienne, et lui plus que personne, puisqu'il veut, avant tout, connaître les mœurs des nations qu'il visite, devait essayer d'en pénétrer les secrets mobiles. Il écarte ainsi un élément indispensable pour apprécier l'Italie, mais il n'en reste pas moins un observateur fort consciencieux et très avisé. Son champ d'observation est trop limité; d'accord. En revanche sa vue est claire, nette, et ne le trompe pas. Nous en pourrions avoir la preuve à chaque pas, et les notes très documentées du nouvel éditeur du Journal de voyage ne sont qu'un continuel hommage à la véracité de l'auteur: on peut appuyer sur bien des traits, on n'en saurait corriger que fort peu, car Montaigne voit juste du premier coup d'œil. 1. Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe. Bruxelles, 1850, t. IV, p. 376. 2. Stendhal, Promenades dans Rome. Paris, 1873, t. II, p. 237. A tout seigneur, tout honneur. Le jour de Noël, Montaigne alla à Saint-Pierre entendre la messe du Pape et se trouva assez bien placé pour ne rien laisser échapper de la cérémonie. « Il lui sembla nouveau, et en cette messe et autres, que le Pape et cardinaux et autres prélats y sont assis, et quasi tout le long de la messe, couverts, devisant et parlant ensemble. Ces cérémonies semblent être plus magnifiques que dévotieuses. » Quatre jours après, notre ambassadeur, Louis d'Abain de La Rochepozay, qui était depuis longtemps l'ami de Montaigne comme il était celui de Scaliger, fit donner par le Saint-Père audience aux voyageurs et les amena dans son carrosse au Vatican. Là, Montaigne vit mieux et de plus près Grégoire XIII, qui occupait alors le siège apostolique. Il en profite pour nous faire du pontife un portrait très précis, sans omettre, pour cela, de détailler les minutieuses formalités du baisement de la mule, elles ont fort peu changé depuis lors. - « C'est un très beau vieillard, nous dit Montaigne, d'une moyenne taille et droite, le visage plein de majesté, une longue barbe blanche, âgé lors de plus de quatre-vingts ans, le plus sain pour cet âge et vigoureux qu'il est possible de désirer, sans goutte, sans colique, sans mal d'estomac et sans aucune sujétion; d'une nature douce, peu se passionnant des affaires du monde, grand bâtisseur, et en cela il laissera à Rome et ailleurs un singulier honneur de sa mémoire; grand aumônier, je dis hors de toute mesure... Les charges publiques pénibles, il les rejette volontiers sur les épaules d'autrui, fuyant à se donner peine. Il prête tant d'audiences qu'on veut. Ses réponses sont courtes et résolues, et perdon temps de lui combattre sa réponse par nouveaux arguments. En ce qu'il juge juste, il se croit. >> Toute distance gardée, ce dernier trait pourrait s'appliquer à Montaigne; d'ordinaire, il se tient à son premier coup d'œil. Le croquis, ici, est exact au physique et au moral. Il y manque un trait sur la vigueur de ce vieillard, et Montaigne n'oubliera pas de l'ajouter. Grégoire XIII aimait beaucoup à monter à cheval et à parcourir ainsi la ville; malgré son grand âge, il montait sans le secours d'écuyer. L'ayant vu passer de la sorte sous ses fenêtres, entouré d'une escorte de cardinaux et de soldats, Montaigne en fut frappé et l'ajouta sur ses tablettes. Il était naturel que Montaigne cherchât à observer ainsi le souverain de Rome dans les divers actes de son ministère, au Vatican ou à Saint-Pierre, recevant des visiteurs ou bénissant le peuple. Il était plus naturel encore que le voyageur s'efforçât de connaître et la ville et les habitants qui la peuplaient. C'est à cela qu'il s'employa surtout, ne laissant rien passer de ce que lui offrait le hasard et qui pouvait l'instruire. Il voit le supplice d'un criminel et la circoncision d'un juif, l'exorcisme d'un spiritato et la pompe |