remplaça l'antique maison noble, sans doute de trop chétive apparence, par un bâtiment qui avait meilleur air. Il fit élever un château assez solide pour résister au besoin aux attaques de ceux qui commençaient à troubler la Guyenne. L'ancien combattant des guerres d'Italie ne voulait pas être la proie du premier venu et être pris sans coup férir; il arma sa demeure et la munit des engins capables de la défendre. Son amour-propre de propriétaire trouvait aussi quelque avantage à embellir son domaine de la sorte, et nul ne poussa plus avant que lui-même la légitime ambition d'arrondir son bien. La Bibliothèque de Bordeaux possède un registre qui confirme ce trait de caractère. C'est un volume contenant en transcription environ deux cent cinquante actes notariés d'achats ou d'échanges que Pierre Eyquem passa de 1528 à 1559, et qui se rapportent en grande partie au domaine de Montaigne1. Aussi cette terre se trouva-t-elle fort embellie et agrandie. La famille en avait fait le siège principal de ses affections: c'était le berceau des enfants; c'est là que Pierre Eyquem devait achever sa vie et reposer à jamais près de ces champs tant aimés. Désormais le nom de Montaigne est inséparable de celui d'Eyquem, ou plutôt, choisi par la volonté du génie, c'est lui qui remplacera le nom patronymique dans l'admiration des siècles. 1. Bibliothèque de Bordeaux, manuscrit no 739. CHAPITRE II LA JEUNESSE DE MONTAIGNE M ONTAIGNE est très précis sur sa naissance. < Je naquis, dit-il dans les Essais, entre 《 onze heures et midi, le dernier jour de février 1533, comme nous comptons à cette heure, commençant l'an en janvier1. » C'est donc le vendredi 28 février qu'il vint au monde à Montaigne, où ses parents habitaient le plus volontiers. Était-il le premier fruit de l'union de Pierre Eyquem et d'Antoinette de Louppes? Cette question a toujours préoccupé ses biographes et l'on y a répondu de bien des façons. Il me semble que la solution ne saurait faire de doute en présence de l'affirmation positive de Michel, qui se déclare le troisième enfant issu de ce mariage « en rang de naissance ». Il est donc certain que sa venue a été précédée par celle de deux frères ou sœurs. Ceux-ci n'ont laissé aucune trace, parce que leur existence fut par trop éphémère, et leur décès prématuré transmit le droit d'aînesse à leur cadet. 1. Essais (1595), 1. I, ch. XIX. Dès son plus jeune âge, en effet, Michel fut élevé avec les soins qu'on prodigue au futur héritier d'un nom honorable. C'est à Montaigne qu'il fut baptisé, c'est à Montaigne qu'il grandit, au milieu des paysans et des champs. Tenu sur les fonts baptismaux par des personnes « de la plus abjecte fortune », il reçut le prénom de Michel, en mémoire sans doute de ce parrain inconnu. C'était parfois l'usage de donner ainsi des gens de peu pour parrains à de jeunes nobles, afin de leur enseigner à ne pas rougir plus tard de leurs inférieurs. Un arrière-petit-fils de Montaigne, Charles-François de Lur de Saluces, fut baptisé par des pauvres, comme son bisaïeul. Et, plus d'un siècle après, Montesquieu en Guyenne, comme Buffon en Bourgogne, était tenu sur les fonts baptismaux par un mendiant de la paroisse de La Brède qui lui transmit son prénom de Charles, « à cette fin que son parrain lui rappelle toute sa vie que les pauvres sont ses frères. » Nous savons combien cet enseignement profita à Montesquieu et à Montaigne. Il est intéressant de noter ce trait commun à deux génies que tant de ressemblances doivent rapprocher. C'est Pierre Eyquem qui voulut que son jeune fils reçût cette leçon d'humilité dès sa naissance. Pour qu'elle profitât davantage à l'enfant, le père la poussa plus avant. Il mit ce fils en nourrice dans « un pauvre village des siens», et l'y tint quelque temps, pour l'accoutumer à vivre à la façon des petites gens. On a dit que Michel passa ainsi ses premières années au hameau de Papessus, voisin du château de sa famille; aucun document authentique ne détermine aussi exactement l'endroit. Il est plus certain que l'enfant prit, à ce genre de vie, des goûts modestes et des appétits peu relevés. Il aimait surtout les mets ordinaires et ne s'accommodait pas aussi bien de la nourriture délicate. Les sucreries ne le tentaient pas à un âge où elles ont pourtant tant de charmes, et son gouverneur dut combattre cette antipathie. Le profit moral de cette fréquentation des gens simples ne fut pas moindre, et c'est la première source à laquelle le futur philosophe puisa son affection pour les petits et les humbles. Le seigneur de Montaigne se préoccupait beaucoup de l'éducation de son fils. Il voulait en faire un homme accompli, et cherchait, pour cela, « une forme d'institution exquise ». A Bordeaux comme à Montaigne, sa maison était toujours ouverte aux savants; il les consulta sur ce point et mit leur expérience à profit. Tous les cours de collège se faisaient alors en latin, et ces hommes doctes pensaient que le temps employé à apprendre cette langue aux écoliers était la cause pour laquelle ils ne pouvaient atteindre << à la perfection de science des anciens Grecs et Romains ». Il fallait donc mettre un enfant à même d'entendre naturellement le latin, comme s'il eût été un jeune Romain de jadis, et l'on supprimerait de la sorte les années d'école inutilement consacrées à cet enseignement par la grammaire. Pierre Eyquem, qui ne détestait pas la nouveauté, fut séduit par cette remarque et tenta l'expérience sur ses enfants. Il confia son fils à un pédagogue allemand, sans doute nommé Horstanus, qu'il fit venir tout exprès et payait chèrement. Celui-ci ne devait que parler latin à l'enfant, qu'on lui « donna en charge » aussitôt sorti de nourrice. La chose n'était pas malaisée pour le précepteur, « du tout ignorant en notre langue et très bien versé en la latine ». Horstanus, d'ailleurs, était un excellent professeur qui surveilla également l'éducation du jeune Frégose au château de Bazens et régenta plus tard dans les hautes classes du Collège de Guyenne. Il n'est donc pas téméraire de croire que, si l'expérience réussit, il en faut autant rapporter le succès au bon sens du maître qu'à l'initiative du père de famille. Il n'était pas facile, en effet, d'empêcher qu'on parlât français dans l'entourage de l'enfant. On y parvint cependant. La famille et les domestiques, valets ou chambrières, apprirent quelques mots latins suffisants pour se faire comprendre et s'en servaient dans leur commerce avec Michel. Au contact du pédagogue et des deux aides qu'on lui avait donnés, chacun se « latinisa » si bien dans la maison que le jeune élève apprit sans contrainte un latin aussi pur que son maître le savait. Grâce à ce régime, Michel était merveilleusement préparé à suivre les cours du collège, lorsqu'il y entra vers l'âge de six ans. Pour atteindre ce résultat, Pierre Eyquem avait, comme on le voit, inventé la méthode si souvent employée de nos jours pour 1. Gelidæ Epistola. Rochellæ, 1571, in-8° (note marginale de la lettre 15). — Voy. R. Dezeimeris, De la Renaissance des lettres à Bordeaux, p. 35. |