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Les étapes commencent à se succéder assez rapidement, car Montaigne préfère voir le pays que séjourner longuement en un même endroit; il se détourne plus volontiers de la route qu'il ne s'attarde sur place. Partant le matin sans avoir déjeuné, << on lui apportait une pièce de pain sec qu'il mangeait en chemin, et était parfois aidé des raisins qu'il trouvait, les vendanges se faisant encore dans ce pays-là et le pays étant plein de vignes. » La cuisine continue à être agréable et appétissante, mais les hôtelleries sont toujours mal disposées pour le coucher; Montaigne le constate avec humeur, car il en est incommodé plus qu'un autre : « Si j'ai quelque curiosité à mon traitement, dit-il ailleurs, c'est plutôt au coucher qu'à autre chose. » Bien nourri, mal couché, mais chez des gens qui ne le volent pas, argumentant, quand l'occasion s'en présente, avec des théologiens réformés, il visite ainsi Constance, Marckdorf, Lindau, Wangen, Isny, Kempten, Pfronten, Füssen, Schongau, Landsberg, non sans avoir surpris, au passage, le secret de la fabrication de la choucroute.

Ce n'était pas là l'itinéraire primitivement tracé: un accident survenu au mulet des bagages avait obligé d'en changer et fait décider qu'on gagnerait Trente par la voie la plus courte. Mais Montaigne n'y put tenir; il prenait de plus en plus goût à cette exploration et fut d'avis qu'on se permît quelques détours « pour voir certaines belles villes d'Allemagne ». C'est ainsi que les voyageurs visitèrent Augsbourg, « qui est estimée la plus belle ville

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d'Allemagne, comme Strasbourg la plus forte ». Le corps de ville leur fit offrir le vin d'honneur par des sergents en livrée; on les traita comme des barons ou des chevaliers, et Montaigne, qui avait ses raisons pour ne pas détourner les gens quand sa vanité trouvait son compte à leur erreur, laissa faire sans détromper personne. Suivant sa coutume, Montaigne employa les quatre ou cinq jours qu'il demeura à Augsbourg à en visiter les curiosités. Mais l'hiver qui s'avançait - on était au 19 octobre - l'empêcha d'aller voir le Danube, qui coulait à une journée de là. Il fallait, sans perdre de temps, songer à gagner le pays du soleil. La petite caravane achève donc de traverser la Bavière, passe à Munich sans y séjourner, et aborde bientôt le Tyrol.

Là, on devait s'engager dans les montagnes, mais la température continuait d'être clémente: « Nous nous engouffrâmes tout à fait dans le ventre des Alpes, dit Montaigne, par un chemin aisé, commode et amusément entretenu, le beau temps et serein nous y aidant fort. » La route dévale maintenant à flanc de ravins. Les sites deviennent plus pittoresques et Montaigne y prête une plus grande attention; la vue de cette nature si variée lui inspire des accents pleins de vérité et de grâce. « Ce vallon semblait à M. de Montaigne, écrit le secrétaire qui tient la plume à la place de son maître, représenter le plus agréable paysage qu'il eût jamais vu, tantôt se reserrant, les montagnes venant à se presser, et puis s'élargissant astheure de notre côté, qui étions à main gauche 1. A cette heure, locution gasconne.

de la rivière, et gagnant du pays à cultiver et à labourer dans la pente même des monts, qui n'étaient pas si droits, tantôt de l'autre part; et puis découvrant des plaines à deux ou trois étages l'une sur l'autre, et tout plein de belles maisons de gentilshommes et des églises. »

La ville d'Insbruck est bâtie au fond de cet agréable vallon. Les voyageurs y séjournèrent un peu, avant de gagner Trente, par Sterzing, Brixen, Kolmann, Bosen et Branzoll. La petite troupe voyageait encore en pays inconnu, mais chaque pas en avant la rapprochait de l'Italie, dont Montaigne connaissait mieux les mœurs et l'histoire, bien qu'il n'eût pas encore visité le pays. Cette excursion à travers un monde ignoré, au milieu de gens dont on n'entendait pas la langue et dont les humeurs étaient fort différentes, n'avait pourtant pas été sans charmes. Montaigne y prit grand plaisir, comme il s'amusait au défilé de toutes les choses neuves et changeantes. Analysant ses impressions de touriste, il disait « qu'il s'était toute sa vie méfié du jugement d'autrui sur le discours des commodités des pays étrangers, chacun ne sachant goûter que selon l'ordonnance de sa coutume et de l'usage de son village, et avait fait fort peu d'état des avertissements que les voyageurs lui donnaient; mais, en ce lieu, il s'émerveillait encore plus de leur bêtise, ayant, et notamment en ce voyage, ouï dire que l'entre-deux des Alpes en cet endroit était plein de difficultés, les mœurs des hommes étranges, chemins inaccessibles, logis sauvages, l'air insupportable. Quant à l'air, il remerciait Dieu de l'avoir trouvé si doux, car il inclinait plutôt sur trop de chaud que de froid, et, en tout ce voyage, jusques lors, n'avions eu que trois jours de froid, et de pluie environ une heure; mais que du demeurant, s'il avait à promener sa fille, qui n'a que huit ans, il l'aimerait autant en ce chemin qu'en une allée de son jardin; et quant aux logis, il ne vit jamais contrée où ils fussent si dru semés et si beaux, ayant toujours logé dans belles villes, bien fournies de vivres, de vin, et à meilleure raison qu'ailleurs. >>

Avant de quitter pour toujours cette région qui lui agréait ainsi, Montaigne voulut même faire part de son sentiment à quelqu'un qui pût le comprendre. Il prit pour confident François Hotman, qu'il avait vu à Bâle, et, de Bozen, Montaigne lui mandait : << qu'il avait pris si grand plaisir à la visitation d'Allemagne, qu'il l'abandonnait à grand regret, quoique ce fût en Italie qu'il allât; que les étrangers avaient à y souffrir comme ailleurs de l'exaction des hôtes, mais qu'il pensait que cela se pourrait corriger qui ne serait pas à la merci des guides et truchements, qui les vendent et participent à ce profit. Tout le demeurant lui semblait plein de commodité et de courtoisie, et surtout de justice et de sûreté. >>> Montaigne sortait donc enchanté de cette longue excursion, et, bien qu'il se dirigeât vers Rome, il eût volontiers prolongé sa route en pays inconnu, si ses compagnons n'y avaient pas vu trop d'incon

1. Qui a ici le sens de si, si on, que Montaigne lui donne assez fréquemment.

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