plus dupe de lui-même qu'il n'est dupe des autres. Il y a du mécontentement dans son humilité, et il laisse percer cette mauvaise humeur. Montaigne eût voulu jouer un rôle plus actif: admis au spectacle des événements contemporains comme un simple spectateur, il use de son droit de critique et, de sa place, juge les faits sans complaisance. Sa misanthropie procède, pour une large part, du regret de n'avoir pu donner la mesure de sa valeur. Le plus souvent Montaigne s'est tenu à l'écart des affaires publiques, soit parce qu'il en coûtait trop à son repos de s'y mêler, soit parce que de plus habiles savaient y faire meilleure figure et le devançaient, quoique inférieurs en mérite. Ces mécomptes désabusèrent vite son âme, naturellement fière; puis, à l'heure de l'examen de sa conscience, quand il se demande compte à lui-même des jours déjà écoulés, il rabaissera d'instinct ces hauteurs auxquelles il n'a pas su atteindre. C'est l'éternelle fable du Renard et des Raisins. C'est par ce trait si humain que Montaigne plaît tant à ceux qui croient avoir à se plaindre de la destinée, parce qu'il déprécie l'action et vante le repos. Certes, il serait souverainement injuste de considérer le chemin que fait un homme dans le monde comme la mesure exacte de son mérite. Mais on serait plus coupable si, tombant dans une extrémité contraire, on recommandait l'inaction à ceux que l'effort décourage et qui répugnent à la lutte. Montaigne ne s'y méprit point. Il n'exagéra pas ses blessures d'amour-propre, sans doute parce qu'il découvrit en lui d'excellentes raisons pour ne pas s'alarmer outre mesure des injustices du présent. L'avenir lui ménageait la plus triomphante revanche, et ce retour aurait dû apaiser son âme et satisfaire son ambition. Le pli était pris alors. La vieillesse était venue, et, avec elle, son cortège accoutumé d'hôtes incommodes qui nous envahissent et nous chassent peu à peu de chez nous. Elle avait accru l'indifférence de Montaigne pour les choses extérieures: ce qui ne le touchait pas directement le laissait désormais indifférent. Avec l'âge son égoïsme est plus profond et moins déguisé. « J'en suis-là, écrit-il, que sauf la santé et la vie, il n'est chose pourquoi je veuille ronger mes ongles et que je veuille acheter au prix du tourment d'esprit et de la contrainte. » C'est dans cette disposition nouvelle qu'il corrigera les Essais et qu'il les augmentera dans les éditions successives qu'il en donnera jusqu'à ONTAIGNE voyage comme il écrit: on ne sait jamais où le conduira sa fantaisie; mais en quelque endroit qu'il aille ou qu'il s'arrête, il voit bien ce qu'il voit et le décrit comme il le voit. Car il a cette humeur avide de choses nouvelles et inconnues », et il l'exerce volontiers sur ce que ses pérégrinations lui montrent ou sur ce que ses livres lui apprennent: ou plutôt lectures et voyages ne sont pour lui qu'un même moyen de satisfaire sa curiosité. A vrai dire, les années qu'il venait de passer chez lui n'avaient été qu'une longue excursion au milieu du passé, et jamais solitude ne fut plus peuplée que la sienne. Mais il y manquait ce qui fait l'attrait du voyage: la nouveauté des sites et la variété des gens. Aussi éprouva-t-il le besoin de se décarêmer, après sa retraite. Il voulut remplacer le spectacle qu'il s'était donné à lui-même assis dans son fauteuil devant ses livres de travail - par un spectacle plus varié et plus changeant. Il voyagea effectivement et continua, au milieu de ses contemporains, les pérégrinations qu'il avait déjà entreprises parmi les souvenirs du passé. Sa santé en fut le prétexte. En réalité, Montaigne était fort aise de pouvoir se livrer ainsi à son goût du déplacement et fournir à son jugement de nouveaux termes de comparaison. « Les voyages, disaitil, ne me blessent que par la dépense. >> Précisément le séjour qu'il avait fait sur ses terres lui avait permis de réaliser des économies et de se payer quelques fantaisies. L'impression des Essais fut la première et la plus noble: car Montaigne devait payer alors pour publier son œuvre, et le temps n'était pas encore venu où les imprimeurs se disputeraient l'honneur de rééditer les Essais. Il venait de passer à peu près une année à surveiller cette mise au jour, corrigeant les épreuves et guidant le typographe, et, bien que cette besogne ait été assez sommaire, elle dut coûter beaucoup à l'écrivain. Quand elle fut terminée, il éprouva sans doute plus vivement que jamais le désir de se reposer en voyageant. Moins de quatre mois après l'achèvement du volume, Montaigne quittait son château, le 22 juin 1580, pour n'y rentrer qu'assez longtemps après, le 30 novembre 1581. Au retour, quand il reprit son livre et qu'il l'accrut de ses réflexions nouvelles, Montaigne ne manqua pas d'y indiquer en gros l'itinéraire de 1. Le privilège de la première édition des Essais est daté du « ge jour de may 1579», et l'avis au lecteur porte la date du << premier de mars 1580 », |