par contre, elle usera de bien des atténuations qui lui étaient inconnues dès l'abord. L'homme a vieilli, et, chemin faisant, l'écrivain s'est révélé. D'une part, le philosophe connaît mieux la matière qu'il traite pour l'avoir plus longtemps observée, et s'abandonne parfois à des confidences plus intimes; d'autre part, l'écrivain a appris le secret de son art et il en sait les artifices. Au début, Montaigne laisse courir sa plume, écrivant ce qu'elle veut comme elle veut l'écrire; si l'écrivain existe, il ne s'est pas encore découvert. Il ne se pique pas outre mesure de correction, et peu lui importe que le gascon se mêle à son français. Mais, en cheminant, Montaigne découvre un à un les secrets de cet art, qu'il pratiquait sans le posséder. Et, comme il goûte la gloire de l'écrivain, il veut aussi en avoir les mérites. Sans doute, le culte de la forme ne domina jamais entièrement Montaigne, et c'est un aveu qu'il eût malaisément laissé échapper. Chaque jour, néanmoins, Montaigne s'attache davantage à son style. Il efface maintenant ces gasconnismes qui ne le choquaient pas jadis, et, chose étonnante, il s'efforce désormais d'obtenir par artifice ce naturel auquel il arrivait d'instinct. Il sait le prix d'un mot, d'une phrase bien frappée; il n'ignore pas le charme d'une image en sa place, et il en use. Maître de son art, réglant sa nature, il est maintenant un écrivain complet. Le style! voilà bien l'éternelle grâce de cet esprit toujours jeune, la magie la plus séduisante de cet enchanteur! Son observation est à fleur de peau et sa philosophie manque de nouveauté. Il en recueille MONTAIGNE. 31 les éléments de toutes parts. Mais ce qu'il prend aux autres, Montaigne le fait sien par le charme si personnel de l'expression. « Quelqu'un pourrait dire de moi, remarque-t-il lui-même, que j'ai seulement fait ici un amas de fleurs étrangères, n'y ayant fourni du mien que le filet à les lier. » Qui tiendrait pareil langage serait bien injuste. Il faudrait noter tout au moins en même temps le talent de l'artiste, qui sait si bien choisir les couleurs et les grouper. Malgré cela la comparaison ne saurait être exacte. Bouquet est synonyme d'éphémère, et les fleurs assemblées dans les Essais sont toujours éclatantes de fraîcheur. Ce n'est pas l'image d'un bouquet destiné à se flétrir bientôt que cette lecture éveille; elle évoque au contraire la vision souriante d'un continuel printemps. Montaigne ne coupe pas les fleurs qu'il a choisies; il les cueille avec les attentions d'un homme expert. D'ordinaire, ainsi transplantées, elles se fanent et périssent, loin du sol qui les vit naître. Montaigne leur offre un riche terroir et une culture appropriée: en les faisant changer de climat, il sait aussi changer de soins. Il ne les transporte pas d'une main brutale, mais s'efforce de les accommoder au pays qui va les recevoir. Loin d'être un bouquet de fleurs desséchées, sans couleur et sans odeur, à force d'avoir passé de livres en livres, les Essais sont un parterre de fleurs vivantes, colorées, odorantes, affinées par la culture, qui ont gardé leur première saveur et doivent à des soins nouveaux un parfum plus pénétrant. Parterre bien varié certes, car Montaigne aime la diversité. Il voudrait saisir les infinis changements de l'être et s'efforce de les exprimer. Au physique, Montaigne se vante d'avoir la vue longue et perçante. Il n'en est rien au moral. Son œil s'attache à la multiplicité du détail, qu'il scrute et veut exprimer. Il n'a pas d'horizon étendu, car il n'embrasse pas l'ensemble. Aussi son style est-il en une perpétuelle muance pour suivre de plus près la continuelle mobilité des choses. Les images succèdent aux images, ne cessant pas plus que la vie ne cesse de s'écouler. Si Montaigne n'a pas su dégager de loi qui régisse ces changements, comme il les a tous suivis curieusement, comme il en a noté et rendu tous les reflets! « Du flux et du reflux, il ne semble en avoir cure, dit excellemment Sainte-Beuve, ni de la grande loi régulière qui enchaîne la mer aux cieux : mais les flots en détail, il en sait de toute couleur et de toute risée; il y plonge en des profondeurs diverses, et en rapporte des perles et toutes sortes de coquilles. Surtout il s'y berce à la surface, et s'y joue, et les fait jouer devant nous sous prétexte de se mirer, jusqu'à ce qu'il en vienne un tomber juste à nos pieds, et qui soit notre propre miroir: par où il nous prend et nous ramène. >>> C'est ainsi que Montaigne plaît et instruit. Il nous charme par la grâce d'un style sans cesse en mouvement, plein de trouvailles exquises et d'images riantes qui renouvellent les sujets les plus divers. Puis, quand il a fini de caqueter, musant après les historiettes et battant les buissons de toutes parts, il résume en un trait heureux quelque vérité qui nous éclaire brusquement et nous fait voir en nous. L'adage est-il toujours neuf? Qu'importe! Il perdrait davantage à être moins piquant. Le tour original de l'expression, voilà en effet ce qui donne la saveur à la pensée de Montaigne et une justesse nouvelle à son bon sens. D'autres sont plus pénétrants; nul n'est plus judicieux ou mieux avisé. Sa sagesse est courte, mais elle plaît, rit et éclaire. Un grain de malice l'anime. Pour exposer ses idées, Montaigne sait les parer de toutes les ressources de son esprit. Tantôt l'expression est pleine d'abandon, tantôt l'image étincelle et ravit le regard. Personne ne mit jamais plus de séduction au service de sa raison. Mais l'art se cache si bien qu'on l'en croirait absent. La pensée semble couler de source, comme le style, aussi limpide, aussi naïve que lui. Naïf, le mot a souvent été appliqué à Montaigne, et cette candeur apparente lui a valu bien des amis qu'un peu plus de malice eût éloignés. Naïf, rien n'est plus faux pourtant, si on entend par là le laisser-aller d'un esprit qui s'ignore, la franchise naturelle d'une pensée qui se livre sans réticence et sans apprêt. Montaigne, au contraire, choisit ce qu'il veut dire et comme il veut le dire, et rien n'est mieux calculé que l'abandon de ses confidences. S'ensuit-il qu'il faille le traiter de faux sincère, avec Jean-Jacques? Si l'on veut, et si l'existence des vrais sincères était bien et dûment constatée. Mais Montaigne, avec ses aimables réticences, n'est-il pas, à tout prendre, aussi près de la vérité que Jean-Jacques avec sa perpétuelle outrance et son affectation de franchise |