Page images
PDF
EPUB

avons l'esprit pratique de Rome. En recourant à peu près exclusivement aux sources romaines, Montaigne renouait la véritable tradition. Il marque dans le développement intellectuel de la France un échelon nécessaire. Avant lui, la curiosité, trop en éveil, se répand en tous sens avec une volupté qu'anime le désir de tout connaître. Avec Montaigne, la curiosité n'est certes point calmée, mais elle a réduit son cercle d'action; elle borne ses recherches à un milieu plus favorable, et, si elle prend encore de toutes mains, elle examine cependant, et ne s'approprie guère que le butin qui lui paraît de bon aloi. Ce ne sont plus les énumérations à la Rabelais, s'amusant à dresser la liste de cent quatorze jeux : c'est un pas en avant vers le discernement consciencieux. A l'imitation pure et simple de l'antiquité succède son assimilation, et Montaigne y est pour beaucoup. On quitte la Grèce pour Rome; l'esprit français y perdra quelque fantaisie, mais il y gagnera la sagesse et la raison.

Montaigne, dans ses lectures, se préoccupe de ce qui forme les mœurs, et, comme il le dit de lui-même, il songe moins à apprendre les histoires qu'à en juger. Si ce dessein se montre dans son livre, il se fait jour surtout dans ce qu'il dit de l'éducation. Quand on lit le plan d'études que Montaigne propose à son siècle, on voit alors quelles divergences le séparent de son temps, combien sa nouveauté est hardie. Par exemple, qu'on mette en parallèle le pro

1. Désiré Nisard, Histoire de la littérature française. Paris, 1844, in-8°, t. I, p. 430.

[graphic][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

gramme d'éducation dressé par Rabelais et celui que Montaigne préconise; on embrassera d'un seul coup d'œil non seulement la différence des deux maîtres, mais encore la différence des deux périodes. Il est des points sur lesquels leur génie se rencontre : tous deux recommandent, comme le dit Montaigne, « qu'on fasse d'abord trotter devant soi >> le jeune esprit qu'il s'agit de dresser «pour juger de son train naturel ». Mais ensuite les rêveries se mêlent étrangement aux procédés de Rabelais; des billevesées grandioses accompagnent les conseils pratiques. Il veut faire apprendre beaucoup de leçons à son élève, logeant la science dans le cerveau du jeune homme comme il lui ingurgite les viandes énormes de ses repas. Digérera-t-il tout cela? Oui, si l'estomac est solide; mais on doit reconnaître que le précepteur ne l'y aura guère aidé. Montaigne, au contraire, veut que le maître << fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien » dans la tête de l'enfant « par simple autorité et à crédit». Nous trouvons naturel maintenant que Montaigne prêche qu'une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine. Nous sourions et nous pensons que c'est là l'idée de quelqu'un dont la mémoire ne fut jamais le fort. Pourtant il y avait quelque mérite à le faire entendre à cette époque, car la mémoire avait trop longtemps tenu sans conteste le premier rang : vouloir qu'on examinât tout et que le raisonnement tînt une place prépondérante dans les plans d'éducation était donc un progrès réel. Montaigne le comprit et le déclara. C'est pour cela qu'il a écrit sur la formation intellectuelle et morale de l'homme quelques-unes des plus belles paroles de son siècle et de tous les siècles.

Entraîné par l'esprit de réaction, Montaigne va jusqu'à méconnaître le prix de la science étudiée pour elle-même; il est injuste à l'égard de ceux qui apprennent pour l'unique plaisir d'apprendre et de meubler leur cerveau, sans tirer de tout ceci quelque règle de mœurs. Écoutez-le: il n'a pas assez de dédains pour ces savants pituiteux, chassieux et crasseux qui veulent « mourir et apprendre à la postérité la mesure des vers de Plaute et la vraie orthographe des mots latins». En haine du pédantisme, Montaigne tombe ici dans un pédantisme à rebours; il oublie qu'à trop éviter de paraître pédant, on court risque de l'être d'une autre façon, et c'est ce que Malebranche appelle justement être << pédant à la cavalière ». Dédain bien aristocratique, au reste. A suivre Montaigne de près, on ne tarde pas à reconnaître qu'il voulait faire du savoir l'apanage des gens de naissance, le retirer des mains << viles et basses » qui le détiennent trop souvent pour le remettre entre les mains de ceux qui doivent diriger les grandes affaires. Ce n'est, de la part de Montaigne, ni sincère ni généreux. Je sais bien qu'il y faut ménager la part de l'exagération, et je ne méconnais pas l'admirable éloge que Montaigne a fait du savoir vrai en louant Turnèbe. Le sentiment n'en est pas moins affecté et blamable. Comme Montesquieu plus tard, Montaigne ne pensait pas déroger en livrant ses pensées au public, mais il voulait que cette occupation passât pour un délasse. ment. Il se serait cru amoindri s'il avait avoué qu'il travaillait son œuvre et qu'il s'efforçait de l'améliorer. La besogne n'eût sans doute pas été digne d'un gentilhomme, et c'est ainsi qu'il se piquait d'écrire, non en grammairien qui pèse les syllabes. Montaigne a soin de nous en prévenir et ne voudrait pas qu'on s'y méprît. Nous sommes avertis par lui-même qu'il ne donne aucune attention au style ni à la composition de son œuvre, car il n'a jamais voulu faire métier d'écrire, et il est moins faiseur de livres que de toute autre besogne.

La déclaration est nette. S'ensuit-il qu'on doive s'y tenir sans réserve? Parce que Montaigne se flatte de jeter sa pensée comme elle lui vient, sans y corriger, faut-il le prendre au mot? Pareille confiance se justifierait peut-être pour le texte primitif des Essais, et encore serait-il bon d'y ajouter quelque restriction. Alors, en effet, les ornements étrangers la surchargent moins, et la pensée de Montaigne se dérobe moins sous les emprunts à autrui. Plus qu'ailleurs elle se montre dans son complet abandon. Elle est hardie dans l'expression, elle a le ton haut et résolu de celui qui s'émancipe. Plus tard, au contraire, elle baissera la voix, comme on la baisse pour dire des choses graves, dont on sait la portée. Pour le moment, c'est l'humeur un peu cavalière du gentilhomme qui domine. En revisant son livre, en le complétant comme il le faisait dans l'intervalle de chaque édition nouvelle, Montaigne y mettra plus de désordre apparent, mais aussi plus de système. Sa pensée deviendra spéculativement plus hardie;

« PreviousContinue »