N'est-ce pas le cas de Montaigne? Chacun croit se reconnaître en lui par ce que le portrait a de général, mais, de fait, il reste lui-même et ne ressemble qu'à lui-même. Quelque caractérisée que soit sa personnalité, il y a du type dans Montaigne. D'autres avant lui sont plus grands, plus géniaux dans leurs défauts même, Rabelais par exemple. Aucun ne résume et ne symbolise mieux le caractère français. Les Essais sont le premier exemplaire vraiment complet des qualités de notre race. On les trouve ailleurs assurément, et bien avant, mais éparpillées, disséminées et sans cohésion. Là, elles sont en leur place, au complet, se répondent et se font valoir l'une l'autre. En Montaigne, le Gascon forme le fond primitif et gouverne l'instinct; c'est lui qui en guide l'allure. Du Gascon, Montaigne a les saillies primesautières, les surprises, les ressauts; son style se coupe brusquement, se perd en digressions qui l'amusent. Ces qualités natives sont visibles dans la première édition des Essais, quand l'auteur est content de lui, que sa santé est régulière et son esprit clair et rapide. Mais toujours elles furent tempérées par un bon sens général, le bon sens français. Au-dessus du Gascon, turbulent par nature, se montre le Français, qui modère l'autre, fait entrer dans l'ordre son exubérance. La malice de Montaigne est grande, mais elle ne s'exerce pas à faux: il raille ce qui doit être raillé. Sa pensée gambade, mais les bonds en sont gracieux et point extravagants. Parfois, si la mémoire se déverse trop abondamment, si la verve s'abandonne avec trop de liberté, la mesure, d'ordinaire, ne fait défaut ni dans l'idée ni dans l'expression. Sous un abandon apparent qui semble l'entraîner sans qu'il y résiste, Montaigne au contraire ne perd de vue ni où il va ni comment il y va. On a pu écrire avec raison que s'il est l'homme de France qui sait le moins ce qu'il va dire, il est celui qui sait le mieux ce qu'il dit. ✓ Nous l'avons dit, le but de Montaigne, dans les Essais, était l'analyse de l'homme considéré en général. Prenant partout, principalement dans les œuvres de l'antiquité, les traits qui se rapportent à son sujet, il les rapproche et les confirme par les résultats de ses propres observations. Il est à luimême la mesure sur laquelle il compare et il juge les faits étrangers. Ainsi entendue, l'entreprise était nouvelle. D'autres écrivains avant Montaigne avaient étudié l'homme, mais la fantaisie se mêle trop à leur étude, comme pour Rabelais; la théologie gâte leur philosophie, comme pour Calvin. Aucun n'avait encore fait cette analyse avec une attention si soutenue et si impartiale. Le mérite de Montaigne fut de s'y tenir. L'homme, malgré tout, reste l'objet des méditations du philosophe, et on peut dire qu'il y songe même quand il paraît s'en écarter le plus. Le mérite aussi, pour Montaigne, fut de faire cette étude avec discernement. Rabelais, avant lui, l'avait faite trop librement, et Calvin n'avait pas assez respecté la liberté humaine. Tous deux manquaient d'un juste terme de comparaison. En se choisissant soi-même comme terme de comparaison, Montaigne pouvait passer pour prétentieux, mais il n'aurait su trouver mesure plus à sa taille. Tant vaudrait l'homme, tant vaudrait l'œuvre. Cette fois, l'ouvrier était de génie: l'œuvre le fut. Montaigne ne se méprenait pas sur lui-même : il s'analysa si judicieusement, qu'en se décrivant il donna les traits caractéristiques de l'homme de son temps et de tous les temps. Il fallait un œil singulièrement net pour se reconnaître, au XVIe siècle, au milieu du choc des idées et de l'agitation des partis. Nul ne le pouvait mieux que Montaigne. Aucune fumée ne troublait son cerveau. Homme de parti, il ne le fut jamais, et sa politique s'éleva au-dessus des querelles intestines, guidée par les vrais intérêts de la patrie. Philosophe, il n'était inféodé à aucun système, et cherchait la vérité avec les libres allures d'un esprit indépendant. C'est ce qui fait de son ouvrage un livre unique à cette date. Alors que tout le monde s'agite, Montaigne se recueille; tandis qu'on combat, il médite. Tout le distingue et le met à part. Il n'est l'homme d'aucune lutte ni d'aucune passion. Dès l'abord l'éloquence antique avait, comme un vin généreux, grisé les esprits et leur enlevait la pleine possession d'eux-mêmes. Montaigne, au contraire, faisait partie de cette seconde période de la Renaissance qui ne se laissait plus éblouir par les lettres anciennes sans en juger la splendeur. On veut que l'étude soit profitable et on l'entreprend avec plus de discernement. On ne goûte plus sans comparer. Tel est Montaigne : il s'affranchit avec les anciens, et n'accepte pas sans contrôle ce qu'ils ont dit avant lui. Il raille fort MONTAIGNE. 30 vivement ceux qui font un livre avec des « provisions inconnues», et qui ne mettent du leur « que l'encre et le papier ». Lui, puise partout, il est vrai, et prend ses allégations « assez ailleurs qu'en leur source> ; mais il « dérobe ses larcins», et ce qu'il a pris il ne le reconnaît plus pour étranger: ce qu'il a passé au crible de son expérience, il le fait sien. C'est l'éveil de l'esprit critique, et, bien que trop souvent, dans les Essais, comparaison ne soit pas raison, comparer, c'est essayer de comprendre et réfléchir avant de s'assimiler. Un des traits dominants du génie de Montaigne est donc de peser au préalable ce qu'il veut s'approprier et ce qu'il emprunte à l'antiquité. On peut ajouter que tous les butins ne lui semblent pas de bonne prise. Je m'explique. Déjà, au cours de ce travail, nous avons examiné un à un les auteurs que Montaigne lisait. Nous avons essayé de déterminer le profit qu'il y gagna. Maintenant nous devons tirer de tout ceci des conclusions plus générales. Le goût de Montaigne, autant que son éducation, le portait vers l'antiquité romaine, et sa prédilection pour Plutarque confirme plutôt qu'elle contredit cette affection. Il importe beaucoup de faire remarquer une pareille tendance. Jusqu'alors la Renaissance avait été plutôt grecque que latine, et le culte mal entendu du grec avait retardé l'essor de notre langue. Par amour du grec, on avait imposé au français des tournures nouvelles, des néologismes imités de l'antiquité, qui répugnaient à son génie. C'est l'erreur de Rabelais; c'est surtout celle de Ronsard. Par la nature comme par l'éducation de son esprit, Montaigne en fut préservé. Il s'écarta, sur ce point, des opinions les plus communément admises de son temps, et son œuvre s'en ressentit. On s'explique ainsi que Montaigne ne goûtât pas absolument Rabelais et le plaçât au rang des auteurs << simplement plaisants ». L'inspiration de l'un était trop différente pour que l'autre la comprît en entier. Quant à Ronsard et aux poètes de son école, si Montaigne en parle avec une admiration sans réserve, c'est, de sa part, une inconséquence. Mais on se montrait alors plus indulgent pour les poètes que pour les prosateurs: témoin Estienne Pasquier, qui reproche à Montaigne d'être « trop épais en figures», tandis qu'il ne voit pas ce défaut chez Ronsard. Dans la prose, en effet, le goût naissait et s'affinait peu à peu. Déjà on était plus exigeant pour la prose parce qu'on y cherchait des qualités plus solides que dans la poésie, parce qu'on y voulait de l'ordre et de la clarté. Quoiqu'il ne tournât pas tout à fait à son avantage, Montaigne fut un des premiers artisans de ce revirement. Plus tard, quand la prose, désormais assagie, aura trouvé son cours régulier, on fera à Montaigne des querelles injustes, sans tenir compte de ses efforts. Mlle de Gournay, il est vrai, le défendait avec plus de chaleur que de bon sens. Ce qu'il eût fallu dire, c'est que Montaigne, en restant dans la tradition latine, était resté dans la vraie voie et avait ainsi préparé l'épanouissement de l'esprit français. Comme on l'a remarqué depuis longtemps, nous sommes les fils des Latins et nous |