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Montaigne adore les contemplations indéterminées, où la pensée se perd à l'aventure, et il a retiré un profit suffisant de sa rêverie s'il en a suivi les détours. Chemin faisant, s'il surprend l'inanité de notre pauvre nature, il la constate et en sourit, sans se soucier davantage de réagir et de s'améliorer.

Le manque de noblesse morale est évident. Il y a aussi des dangers que Montaigne n'évita pas tous. Quand on ne rougit pas de ses défauts, on est bien près de les excuser. Montaigne y est tout porté. Pour expliquer ses faiblesses, il remarque surtout, dans ses lectures, les faiblesses d'autrui et les énumère dans son œuvre avec une satisfaction mal déguisée. Il s'arrête volontiers aux bigarrures de la bête humaine afin qu'on ne voie pas trop les siennes propres et qu'on ne les juge pas sévèrement. Il regarde toute défaillance sans émotion et la prend en note curieusement. S'il recherche les causes ou les effets de ces faiblesses, ce n'est toujours pas pour y porter remède; il lui suffit de constater leur existence. Cette indifférence est presque aussi nuisible qu'une approbation. De questions en questions, Montaigne s'en pose à lui-même dont la solution ne tournerait pas à l'avantage de la morale. De subtilités en subtilités, il s'abandonne à des rapprochements, dont il ne tire pas, il est vrai, de conclusion nette, mais qui n'en sont pas moins dangereux parce qu'ils évoquent des pourquoi qu'il convient de ne pas s'adresser.

* Tes pourquoi, dit le dieu, ne finiraient jamais. >>>

MONTAIGNE.

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Il faut savoir couper court à la curiosité oiseuse; elle est malsaine en bien des points. On ne peut sonder les bassesses que pour en chercher le remède; en les étalant, il faut les flétrir ou les guérir. Et Montaigne n'y a pas songé.

Il y a d'autres dangers. C'en est un que de renoncer à l'action et de s'abstraire en soi-même quand nos forces nous pousseraient encore à agir. L'énergie morale se perd dans cette oisiveté; le ressort, sans cesse détendu, se relâche et s'affaiblit. Jamais Montaigne n'aima l'action; cependant, dans sa jeunesse, sa nature enthousiaste s'échauffait aisément et ne répugnait pas à l'effort, quand il était prompt et court. Mais dans la tranquillité de sa retraite, Montaigne laissa croître sa mollesse, comme les ronces envahissent les allées d'un parc inculte. Son jugement intellectuel se développait, tandis que sa volonté s'affaiblissait, faute d'être exercée. Il en arrivait insensiblement à ne considérer presque que le souci exclusif de son repos, trouvant un plaisir égoïste, un dilettantisme peu généreux à analyser ce repos, à sentir combien peu de choses pourraient le troubler. C'est l'ataraxie épicurienne. Le danger pourtant eût pu être plus grand encore. Nous savons que Montaigne ne poussa jamais à l'extrême cette abstention et qu'il intervint dans la lutte quand son devoir de bon citoyen l'exigea. C'est un point qu'il ne faut pas perdre de vue.

Et cette perpétuelle analyse intérieure ne pouvaitelle pas avoir d'autres périls ? « Ceux qui ne sortent pas d'eux-mêmes sont tout d'une pièce, » a dit Vauvenargues. Tel n'est cependant pas Montaigne. Son humeur n'est ni absolue, ni tyrannique, ni fanatique. Avant tout, soucieux de sa tranquillité, il souhaite aussi la paix aux autres: s'il ne va pas jusqu'à la leur procurer, il indique les moyens de l'acquérir et montre que ces moyens ne sont pas hors d'atteinte puisqu'il les pratique. Dans sa solitude, il demeure compatissant et humain. Son mérite fut de ne jamais s'enfermer exclusivement en lui-même; il en sortait au contraire perpétuellement et jetait sans cesse des regards à l'entour. Les termes de comparaison lui faisaient défaut, il est vrai; il usa de tous ceux qui étaient à sa portée. Il se compare aux personnages dont il lit les actions, aux voisins qu'il rencontre dans son isolement: anciens ou modernes lui fournissent une sorte d'étiage moral sur lequel il fixe les yeux et sur lequel il se mesure. Le défaut capital de Montaigne fut de ne pas assez songer à s'élever; il demeura toujours, sur cette échelle, au point où son tempérament l'avait porté naturellement. Mais si cette méditation solitaire manqua trop de sanction, l'esprit de Montaigne y gagna et s'y assouplit. Quoique isolé, il reste abordable, familier; il se familiarise avec l'antiquité comme avec tous les êtres qui sont auprès de lui. Et, pour reprendre un mot de Vauvenargues, la familiarité n'est-elle pas « l'apprentissage des esprits >>? C'est elle qui rend « l'esprit souple, délié, modeste, maniable ». Montaigne se moque trop allègrement de ceux qui < se prélatent jusqu'aux intestins », pour être tenté de les imiter, même quand rien ne le prévient de sa méprise. On

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a dit qu'il n'y avait pas de grand homme pour son valet de chambre. Auparavant, Montaigne avait remarqué que peu d'hommes ont été admirés par leurs domestiques. Aussi ne se guinde-t-il jamais; il ne se hausse ni sur des échasses ni sur un piédestal: c'est trop fragile ou trop prétentieux. Et lui-même considère tout le monde comme il se considère, sans exagération et de plain-pied.

C'est bien de plain-pied aussi que la postérité considère Montaigne. On n'arrive pas sans détours à le connaître; pour y réussir, il n'est pas besoin de se hausser. Sa morale est peu élevée; elle peut guider plus de gens. Son idéal est terre-à-terre; on ne le distingue que mieux du regard. Le triomphe de Montaigne, c'est le triomphe de la sagesse aisée, contente de soi, se laissant aller au fil d'une humeur tempérée. Non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem, a dit l'apôtre. Montaigne se range à l'avis de saint Paul et veut que l'on soit sage avec sobriété. Il se contenterait même plus facilement que saint Paul, et, sans doute pour rebuter moins de monde, il restreindrait singulièrement les devoirs nécessaires. C'est par là qu'il plaît; il est si facile d'être honnête homme avec lui. La lecture des Essais retient parce qu'elle apaise. A ceux que tourmente la crainte de l'inconnu, elle montre le doute aimable et souriant. Nous ignorons tant de choses qu'il est superflu de chercher l'au delà. Montaigne réconforte en nous détachant insensiblement des choses, en montrant quels fragiles liens nous unissent à l'être et combien il est téméraire de vouloir

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