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CHAPITRE V

LES ESSAIS

UAND les Essais parurent pour la première fois, en 1580, à Bordeaux, chez Simon Millanges, imprimeur ordinaire du roi, ils ne comprenaient que deux livres in-8° d'inégale grosseur et inégalement compacts. Le premier volume avait 496 pages, si on s'en tient à la numérotation assez fautive de l'imprimeur, et renfermait tout le premier livre; le second livre, au contraire, se trouvait en entier dans le second volume, dont il occupait les 650 pages. Comme on le voit par ce simple énoncé,

1. En tête de la plupart des exemplaires de cette première édition des Essais se trouve un titre sur lequel ne figure pas la marque de l'imprimeur; elle est remplacée par un fleuron (voy. p. 193). Au contraire, en tête de quelques exemplaires beaucoup plus rares, se voit un titre qui porte la marque de Millanges. Nous publions également un fac-similé de ce frontispice (p. 197). Mais, comme dans l'exemplaire que nous avons eu sous les yeux, le titre du premier livre des Essais n'était pas assez bien conservé pour donner une bonne épreuve photographique, nous avons préféré faire reproduire le titre du livre second.

l'ouvrage de Montaigne différait sensiblement alors. de ce qu'il devait être dans la suite, divisé en trois livres et accru d'innombrables additions. Nous examinerons ces divergences; il suffit de les signaler maintenant, et de dire que, sous cette première forme, le livre eut le plus grand succès. Il fut lu avidement, car ce qu'il disait de nouveau et de hardi était dit à la mode du temps: il séduisait sans effaroucher. Aussitôt que son œuvre eut vu le jour, Montaigne vint à Paris en faire les honneurs à la cour, et aussi jouir de son triomphe en sa fleur. Ne fallait-il pas consacrer par les suffrages des beauxesprits cette renommée de province? Son beau-frère, Geoffroy de La Chassaigne, qui se piquait également de moraliser, avait présenté au roi, au sortir du siège de La Fère, quelques épîtres de Sénèque traduites en français, et le roi avait favorablement accueilli cet hommage. Montaigne ne pouvait rester en arrière. Lui aussi fit présent de son livre à Henri III, et comme le prince avait du goût, il comprit vite la valeur du cadeau. Il complimenta l'auteur, en

1. Epistres de L. Annæe Seneque, philosophe très excellent, traduictes en François; avec le Cleandre, ou de l'honneur et de la vaillance. Seconde édition. A Paris, chez Guillaume Chaudière, rue Saint-Jacques, à l'enseigne du Temps et de l'Homme sauvage, 1586, in-8o de 224 feuillets, plus 8 feuillets liminaires et 16 à la fin pour la table. Le privilège est daté de Paris le 5 août 1581, et la dédicace au roi, de Pressac le 18 janvier 1582. On trouve à la suite du volume: Continuation des Epistres de Seneque, traduictes en Françoys. A Paris, chez Guillaume Chaudière, 1587, in-8° de 56 feuillets. La dédicace au roi de ce nouveau recueil, datée du 12 février 1587, nous apprend que la traduction des premières épîtres avait été présentée à Henri III ‹ au retour du siège de La Fère ».

ESSA FS

DE MESSIRE

MICHEL SEIGNEVR

DE MONTAIGNE,

CHEVALIER DE L'ORDRE
du Roy,& Gentil-homme ordi-
naire de fa Chambre.

LJURE PREMJER
&fecond.

[graphic]

A BOVRDEAVS.

Par S. Millanges Imprimeur ordinaire du Roy.
M.D.LXXX.

AV EC PRIVILEGE DV ROT.

(Fac-similé du titre des Essais.)

MONTAIGNE.

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disant que l'ouvrage lui plaisait extrêmement 1. Ce haut suffrage résumait l'opinion de tous, mais ne troubla pas l'écrivain.

« Sire, répondit le fin Gascon, il faut donc que je plaise à Votre Majesté, puisque mon livre lui est agréable, car il ne contient autre chose qu'un discours de ma vie et de mes actions. >>

V

C'est là, en deux mots, de la bouche de Montaigne, ce qu'il avait voulu mettre dans son œuvre. Isolé, comme il l'avait été, enfermé au milieu des livres, il n'avait pas le choix des sujets à traiter. Méprisant l'érudition, il ne voulait pas perdre son temps à étudier un texte, à chercher par la philologie la véritable pensée d'un écrivain ancien : la besogne lui semblait inutile et stérile. Loin des agitations, qu'il suivait d'un œil indépendant sans jamais s'y mêler, Montaigne eût pu, il est vrai, écrire une histoire de son temps singulièrement impartiale. Il ne le voulut pas et, pour la gloire de Salluste, » il ne l'eût pas entrepris. Il paraît croire que les véritables qualités de l'historien lui faisaient défaut. Malgré cela, il s'y fût peut-être essayé. Ce qui l'en détourna, c'est que sa nature trop franche, son jugement trop sain lui eussent fait condamner trop de gens. Il ne voulait pas, en approuvant les uns, critiquer les autres et se faire des ennemis; il tenait trop à son repos et ne se souciait pas d'y renoncer. Montaigne préféra s'étu dier et dire leurs vérités aux autres en ayant l'air de les dire à soi-même. De la sorte, qui pourrait lui en

1. La Croix du Maine, Bibliothèque françoise. Paris, 1584, in-fo, f. 329 r.

vouloir? Mais ce dessein ne se présenta pas à son esprit ainsi tout tracé. Il ne prit corps qu'insensiblement. Chez lui, Montaigne s'était mis à lire, pour occuper les loisirs d'un repos volontaire. Parmi les livres qu'il parcourait, beaucoup l'intéressèrent sans le stimuler; ils furent pour lui un simple passetemps. Un plus petit nombre, au contraire, excita son activité intellectuelle et provoqua ses réflexions. Il s'arrêta sur ces ouvrages et les médita. « Les livres, reconnaît-il lui-même, m'ont servi non tant d'ins truction que d'exercitation. » Il y cherchait matière à penser, et l'y trouva. Le contact avec l'opinion des autres lui fit formuler la sienne propre; elle prit corps à ses yeux par suite du contraste. Montaigne reconnaît sans peine que ses premiers Essais « sentent à l'étranger ». C'est vrai. Un simple coup d'œil jeté sur les premiers chapitres montre ce qu'ils ont d'impersonnel, de général, de pris ailleurs. Ce sont des commentaires un peu vagues, banals parfois, sur un événement remarquable trouvé dans quelque historien; Montaigne est encore trop absorbé par ses lectures pour regarder en soi. Il évite de se mettre en scène, ou le fait timidement. Il ne pénètre en luimême que graduellement et ne se résout que petit à petit à entretenir les autres de son analyse. Tout d'abord son attitude est contrainte; il fuit les confidences et évite volontiers de préciser son individualité.

Comment, en effet, ne parler que de soi-même ? Il y avait là un danger que Montaigne voyait mieux que personne. Quelle forme donner à une semblable

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