octroyait à Montaigne des lettres patentes de gentilhomme de sa chambre. Apparemment que le roi de Navarre rendait justice à la correction de l'attitude de celui qu'il distinguait ainsi et qui n'avait pas brigué cet honneur. En résumé, si Montaigne, pendant les années qu'il passa solitaire en sa maison, avait les regards plus volontiers tournés en lui-même, il ne perdait pas de vue pour cela les événements du dehors. Il en suivait le cours avec intérêt, prêt à intervenir quand son abstention eût pu être coupable. Contraint de rester aux champs pour des raisons d'économie domestique, il s'efforça d'y mener l'existence la plus conforme à ses goûts. Sa nature ne le portait guère à vivre ainsi au milieu des soucis d'un ménage rustique; pourtant il sut s'y accoutumer sans trop de peine et, avec l'aide de sa femme, se ménagea un repos profitable à tous égards. Il passa de la sorte huit ans éloigné des affaires, sans regrets, sinon avec plaisir. « J'arrête bien chez moi le plus ordinairement, dit-il lui-même, mais je voudrais m'y plaire plus qu'ailleurs. » Dans son isolement, il prit le goût de la lecture et de la méditation. Retiré dans le cabinet que nous avons décrit et qu'il avait disposé selon sa convenance, il passait le temps à feuilleter ses livres, essayant d'en tirer le plus de profit. C'est ainsi que, stimulée par la pensée d'autrui, sa propre pensée se découvrit elle-même et s'analysa. 1. Dr Payen, Documents inédits sur Montaigne, no 3, 1855, p. 15. Ces huit années furent, au contraire, singulièrement agitées pour la France. Montaigne ne se mêla à aucun trouble, mais nous avons vu que, si les circonstances l'exigeaient, il n'hésitait pas à sacrifier sa tranquillité à son devoir. Supérieur aux discordes, dominant les événements, il s'était haussé vers un idéal de sagesse tolérante, et, presque seul de son siècle, il entrevit la liberté de conscience au milieu des crimes que les sectaires commettaient au nom de leurs convictions. Nous trouverons dans les Essais une philosophie accommodante et humaine qui tranche singulièrement sur la vivacité des passions du moment. On a dit que Montaigne était désabusé. De quelle source viendrait donc ce désenchantement? Donnons plutôt tout le mérite de cette modération à la raison du philosophe, et n'oublions pas que lorsqu'il se retirait du monde, il avait à peine quarante ans. Il est vrai qu'il se considérait déjà comme << engagé dans les avenues de la vieillesse », bien que sa santé fût excellente. Petit de taille, trapu et d'une complexion solide, il n'était ni sujet à la maladie ni enclin à la mélancolie. Le corps dispos et l'esprit allègre, lui-même dit : « Mes conditions corporelles sont, en somme, très bien accordantes avec celles de l'âme. » La maladie ne vint que plus tard et interrompit les méditations du philosophe. << Je me suis envieilli de sept ou huit ans depuis que je commençai, écrit-il à la fin des Essais; ce n'a pas été sans quelque nouvel acquêt; j'y ai pratiqué la colique par la libéralité des ans. » La propension à la gravelle, que Montaigne tenait de son père, s'était aggravée avec l'âge, et les souffrances étaient passées à l'état aigu. Les dix-huit derniers mois de la composition des Essais furent attristés par ces douleurs; elles changèrent l'humeur du philosophe et firent tomber la plume de ses mains. Pour essayer de calmer son mal, il voulut voyager et quitta sa retraite. Mais auparavant il avait livré à l'imprimeur le fruit de ses méditations, l'œuvre produite durant ce solitaire enfantement, les Essais. |