devait être accueilli parmi eux. Ils décidèrent qu'en sa qualité d'ancien conseiller le messager serait <<< assis et mis au milieu du bureau de la Grand'. Chambre parmi les autres conseillers d'icelle Chambre ». Ainsi procéda-t-on. On accorda à Montaigne de prendre séance, honneur auquel les envoyés du roi n'avaient pas droit. Les registres mentionnent, en outre, que, « étant ledit de Montaigne entré, a présenté les lettres du sieur de Montpensier adressantes à la Cour, dont lecture a été faite, et, après, ledit de Montaigne a fait un long discours. >> Ce discours n'a pas été conservé par les registres du Parlement de Bordeaux. Les biographes de Montaigne regrettent d'avoir perdu cet échantillon de l'éloquence du grand homme. Certes, si l'on ne saurait se flatter de suppléer à l'expression donnée par Montaigne à ses avis, il me semble qu'on peut aisément retrouver ce que ces avis durent être. Jamais la situation de la royauté n'avait été si critique qu'à cette heure. Charles IX se mourait et son successeur était en Pologne. Profitant des événements, les Huguenots avaient surpris un grand nombre de places dont les plus rapprochées de Bordeaux étaient Rochefort, Tonnay-Charente, Brouage, Royan et Pons. On pensait bien qu'ils ne s'en tiendraient pas là. Ils étaient à peu près maîtres de l'embouchure de la Gironde, rançonnant les bateaux et empêchant le commerce; on supposait avec vraisemblance qu'ils tenteraient quelque coup de main sur Blaye pour aller ensuite à Bordeaux. Élisabeth d'Angleterre favorisait ouvertement ces entreprises et semblait préparer une descente sur nos côtes de l'Atlantique. Le mot d'ordre transmis par la prudence de Catherine de Médicis était donc de veiller. Elle mandait directement à Montferrand, grand sénéchal de Guyenne, de ne cesser de se tenir en garde. « Je vous prie, lui disait-elle dans sa lettre, en insistant, incontinent la présente reçue, ne faillir de donner si bon ordre en l'étendue de votre charge qu'il ne puisse advenir aucun changement; étant aussi bon besoin, au temps où nous sommes, que vous preniez pareillement bien garde, autant au dedans qu'au dehors, en m'assurant de votre bonne affection, et vigilemment que vous n'y oublierez rien. » Tel était aussi le langage du duc de Montpensier. Informé des visées des Protestants, il se hâta de prémunir les Bordelais contre une attaque inopinée et de préparer à tout événement les autorités, le Parlement et le Corps de ville. Il envoya dans ce sens un message que Montaigne devait apporter, en appuyant de vive voix sur la gravité de la situation. Les paroles du messager furent pressantes; on le sent aux mesures prises. L'énergique attitude de Montaigne ne fut pas inutile à la sauvegarde de la ville. Sur ses instances, Bordeaux prit ses précautions. Partout on redouble de vigilance; la garnison du Château-Trompette est augmentée; les conseillers du Parlement s'entendent avec les membres du Corps de ville pour accroître la sécurité et pour parer ensemble aux événements. En un mot, toutes les précautions nécessaires sont exécutées sans retard, et lorsque, quelques jours plus tard, la mort de Charles IX survint, elle n'aggrava pas les dangers d'une situation qui était prévue. Le rôle de Montaigne en tout ceci fut donc celui d'un patriote soucieux par-dessus tout des intérêts de son pays. En venant trouver en Poitou le duc de Montpensier, comme l'avait fait toute la noblesse restée fidèle au roi, Montaigne lui apportait le secours de son bras. Montpensier, mieux avisé, vit quel concours plus précieux il pouvait tirer de cet auxiliaire. Il confia à Montaigne la mission délicate dont nous venons de parler et fut bien inspiré: les résultats le prouvent. Ils prouvent aussi que Montaigne, isolé chez lui, ne se désintéressait pas absolument des agitations du dehors et qu'il savait entrer en ligne quand son devoir l'exigeait. Sans doute que dans d'autres circonstances, il ne manqua pas d'intervenir de même; les événements purent lui en fournir, hélas! bien des occasions. Le souvenir de ces actes ne nous est point arrivé1. D'ailleurs, aucun exemple ne saurait être plus topique que celui que nous connaissons. Il nous montre Montaigne n'hésitant pas à entrer en lutte à une heure où il était difficile de bien juger les partis en présence, distinguant nettement, au milieu des convoitises diverses, le droit chemin à suivre. Et s'il est toujours méritoire d'agir selon sa conscience, ce mérite s'accroît singulièrement quand il y a du danger. 1. Jean Darnal, Supplément des Chroniques de la noble ville et cité de Bourdeaux, 1620, in-4o, fo 51 r. On ne saurait donc prétendre, après cela, que Montaigne ait ménagé son repos par-dessus tout, qu'il ait, pour ne pas troubler sa quiétude, suivi d'un œil impassible les discordes qui ensanglantaient sa patrie. En un temps « où la justice est morte > et où la religion sert de prétexte », il essaie de se soustraire en sa maison « à la tempête publique », comme il essaie de soustraire « un coin » de son âme aux vaines agitations. Voilà tout. Peut-on lui repro 1. Il s'intéressait aussi à la bonne renommée du Collège de Guyenne, et, si on en croit Philibert de Lamare, c'est Montaigne qui fit confier, en 1575, la rhétorique de cet établissement à Jean Guijon, d'Autun. Voy. les Opera varia des quatre frères Guijon publiés par Ph. de Lamare (Dijon, 1658, in-4o, préface, p. 26). cher un éloignement qui prouve sa hauteur d'esprit? Ce n'est pas un timide que la peur de prendre parti effraie; c'est un sage qui ne veut pas se mêler à des luttes dont il voit mieux que personne la criminelle inutilité. Il se contente de se tenir à l'écart, dans sa maison solitaire, n'attirant et ne redoutant personne, ouvrant sa porte à tous les étrangers qui viennent y frapper. « Je n'ai, dit-il lui-même, ni garde ni sentinelle que celle que les astres font pour moi. >>> Cela suffit, paraît-il. Cette demeure si mal défendue ne fut jamais attaquée. Les actions du propriétaire ne le désignaient pas à la vengeance des sectaires; aussi ne songea-t-on pas à le troubler. Bien plus, Montaigne, par son attitude fort nette, s'attira la faveur des deux camps rivaux. Les honneurs vinrent des deux côtés le trouver dans sa retraite. Déjà, le 18 octobre 1571, le roi Charles IX l'avait fait chevalier de son ordre de Saint-Michel, pour ses « vertus et mérites », et, deux jours après, Montaigne recevait le collier des mains de Gaston de Foix, marquis de Trans. Je sais bien que Brantôme prétend que cette faveur est due uniquement au marquis de Trans, qui était « un grand moqueur » et qui la demanda en plaisantant pour l'ancien conseiller au Parlement de Bordeaux. Mais on ne doit pas accepter sans contrôle cette affirmation de Brantôme à l'égard d'un compatriote dont il enviait la renommée. Puis, six ans après, le 30 novembre 1577, Henri de Navarre 1. Dr Payen, Documents inédits sur Montaigne, no 3, 1855, p. 13, et Nouveaux Documents, 1850, p. 47. MONTAIGNE. 24 |