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degrés tout à l'environ ». Ils étaient près d'un millier, dont une centaine consacrés aux épistolaires, et la plupart reliés en vélin blanc. Le propriétaire pouvait donc déclarer, sans exagération, que sa « librairie >> était belle « entre les librairies de village ». Là se trouvaient réunies toutes les sources auxquelles le philosophe venait puiser, celles que la tendresse de La Boétie lui avait laissées, comme celles que Montaigne lui-même avait acquises, car il se montrait fort soucieux de garnir les rayons de son cabinet pour mieux orner ensuite son esprit. Et, sur la frise. de la bibliothèque, planant sur ce lieu d'étude qu'elle consacrait au culte de l'amitié, cette inscription touchante qui redisait les mérites de l'absent toujours regretté, le faisait revivre sans cesse au souvenir du survivant :

Dulcissimi suavissimique sodalis et conjunctissimi, quo nihil melius vidit nostra ætas, nihil doctius, nihil venustius, nihil sanè perfectius, Michaël Montanus, tam charo vitæ præsidio miserè orbatus, dum mutui amoris, gratique animi [quo] nect[ebantur] memor, singulare [ali]quod extare cuperet monumentum, quando [nihil posset] signific[antius] posuit eruditam hanc [et mentis] præcipuam supellectilem, suas delicias.

1. Cette inscription, aujourd'hui détruite, a été transcrite au siècle dernier par le chanoine Prunis et publiée par lui assez fautivement dans une Lettre... au sujet des voyages de Michel de Montaigne (Journal des Beaux-Arts et des Sciences, 1774, tome V, p. 328). Le Dr Payen en a tenté un essai de restitution dans ses Recherches sur Montaigne, correspondance relative à sa mort (p. 14). C'est cet essai que nous reproduisons en le traduisant.

<< Michel de Montaigne, privé de l'ami le plus tendre, le plus cher et le plus intime, du compagnon le meilleur, le plus savant, le plus agréable et le plus parfait qu'ait vu notre siècle, voulant consacrer le souvenir du mutuel amour qui les unissait l'un à l'autre par un témoignage particulier de sa reconnaissance et ne pouvant le faire d'une manière plus expressive, a voué à cette mémoire tout ce savant appareil d'étude, qui fait ses délices. >>>

La pensée est pieuse et le langage attendri. Il n'en faudrait pas conclure que les livres auxquels Montaigne faisait ainsi les honneurs de ses rayons en souvenir de l'ami qui les lui avait légués devinrent aussitôt des livres de chevet, la nourriture favorite de son esprit. Les différences des deux natures se montrèrent en ceci comme ailleurs. Doué d'une culture intellectuelle plus solide, La Boétie aimait les auteurs pleins d'idées; ni les profondeurs de la pensée ni les obscurités du langage ne le rebutaient. Philologue par tempérament et par éducation, il savait demander à la critique la restitution d'un texte altéré, et son érudition lui suggérait d'ingénieuses corrections. Tel n'était pas Montaigne. Sa science, plus courte, ne pouvait lui permettre de pareilles hardiesses. S'il connaissait le grec, il ne possédait pas suffisamment cette langue pour en savourer toutes les finesses et, à plus forte raison, pour se mêler de faire disparaître les altérations des écrits qu'il lisait. Sa nature d'esprit ne l'y portait pas davantage. Dès son enfance, il avait pris en aversion ceux qui donnent trop d'importance et de valeur aux mots eux-mêmes et perdent de vue le sens de la pensée. Pour qu'un auteur lui agréât, il fallait qu'il ne fût point ardu et livrât son secret aisément. Après deux ou trois << charges » contre une difficulté, Montaigne laissait là le passage obscur, sans se soucier plus longtemps de ce qu'il pouvait signifier; avec son esprit primesautier, ce qu'il n'a pas vu dans un livre dès l'abord, il ne l'y voit guère en s'obstinant. Un exemple topique fera mieux comprendre la divergence des deux amis à cet égard. Helléniste consommé, La Boétie se délectait à la lecture de Pindare qui faisait partie de ses livres chéris et qu'il citait en grec jusqu'à son lit de mort. Montaigne, au contraire, rebuté par un lyrisme souvent peu intelligible, ne cite Pindare que par ouï-dire2, et, s'il le pille, c'est dans une traduction 3.

Vers quels livres Montaigne se sentait-il donc guidé par ses préférences? Certes, il importerait grandement à l'histoire des Essais de pouvoir déterminer quelles furent, en ces années, les lectures de leur auteur, quelles pouvaient être les sources auxquelles

1. Œuvres complètes d'Estienne de La Boétie, publiées par Paul Bonnefon, 1892, in-4o, p. 275 et 318.

2. On lit dans les Essais (1580), 1. Ier, ch. XXIII, à propos de la coutume: « Et avec raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dit, la reine et emperière du monde. >>

3. Dans son chapitre de la Présomption (Essais, 1580, 1. II, ch. XVII; éd. Dezeimeris et Barckhausen, t. II, p. 216), Montaigne cite quelques vers traduits par Nicolas Sudorius de la XIII Olympique de Pindare (v. 6-10):

Si quid enim placet,

Si quid dulce nominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia gratiis.

LA

THEOLOGIE

NATVRELLE DE RAY-
MOND SEBON DOCTEVR EXCEL-

lent entre les modernes, en laquelle par l'ordre de
Nature, est demonstrée la verite de la Foy
Chreftionne & Catholique, traduicte
SOUellement de

JOTHEQUE

RF

IMPRE

François.

Latin en

REMANSA

Zemerot

COLLECTION
PAYEN

ACQ. N. 54,339

A PARIS,

Chez Gilles Gourbin demeurant deuant le college de Cambray ruë S. Iean de Latran à l'enseigne de l'Esperance.

1 5 6 9.

AVEC PRIVILEGE DY ROY.

(Fac-similé du titre de la traduction de Raymond de Sebonde.)

il allait puiser le plus volontiers. Il serait aussi bien téméraire d'être trop affirmatif en tout ceci. Si l'histoire a le devoir de tout connaître, il est des secrets qu'elle ne saurait pénétrer: elle ne saurait refaire jour par jour, et pour ainsi dire minute par minute, le récit des méditations solitaires d'un philosophe, retracer les étapes successives de sa pensée. Qui peut renouer la trame interrompue des impressions passées, dire quel germe obscur a fécondé un esprit et fait pousser l'idée? A peine le pourrait-on en s'analysant soi-même; aussi n'avons-nous, pour nous guider dans cette recherche, que ce que Montaigne a bien voulu nous en apprendre. Cela ne satisfait pas notre curiosité; cependant, en rapprochant quelques lueurs éparses, il en jaillit assez de lumière pour éclairer en partie cette psychologie intime.

Il est permis tout au moins d'essayer de restaurer par la pensée les rayons désormais absents de cette << librairie », et de dire quels livres ils durent porter. On retrouvera, de la sorte, quelques-uns des ouvrages que Montaigne put lire et qui servirent sans doute à stimuler sa pensée. La tâche serait aisée si des mains pieuses avaient gardé précieusement les livres amassés au château de Montaigne, comme des descendants plus soucieux du souvenir de l'ancêtre l'ont fait au château de La Brède. De la bibliothèque ainsi sauvegardée, on pourrait tirer d'utiles renseignements, car nulle part la personnalité humaine ne se reflète mieux que dans le choix de ses livres. Pour connaître Montaigne, suivre les traces de ses lectures serait d'un inappréciable secours. Mais, quelques

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