nettement, à mon sens. On le sait, Montaigne se plaisait à couvrir les solives et les murailles de sa << librairie > des sentences dont la méditation lui semblait bonne à toute heure. Il aimait à avoir sous les yeux de continuels sujets de réflexions. Une de ces inscriptions mérite de nous arrêter dès maintenant: c'est celle où Montaigne note complaisamment le début et les motifs de sa retraite. Bien des fois déjà elle a été citée; peut-être n'en a-t-on pas tiré tout ce qu'elle renfermait. On y lit: AN. CHRISTI 1571) ET. 38, PRIDIE CAL. MART., DIE SVO NATALI, MICH. MONTANVS, SERVITII AVLICI ET MVNERVM PVBLICORVM IAMDVDVM PERTÆSVS, DVM SE INTEGER IN DOCTARVM VIRGINVM RECESSIT SINVS, VBI QUIETVS ET OMNIVM SECVRVS [QVAN]TILLVM ID TANDEM SVPERABIT DECVRSI MVLTA IAM PLVS PARTE SPATIF; SI MODO FATA DVINT EXIGAT ISTAS SEDES ET DVLCES LATEBRAS, AVITAS, LIBertati sve, TRANQUILLITATIQ, ET OTIO CONSECRAVIT. << L'an du Christ [1571], à l'âge de trente-huit ans, la veille des calendes de Mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, depuis longtemps déjà ennuyé de l'esclavage de la cour du Parlemen et des charges publiques, se sentant encore dispos, vint à part se reposer sur le sein des doctes vierges, dans le calme et la sécurité; il y franchira les jours qui lui restent à vivre. Espérant que le destin lui permettra de parfaire cette habitation, ces douces retraites paternelles, il les a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs 1. >>> 1. E. Galy et L. Lapeyre, Montaigne chez lui, visite de deux amis à son château. Périgueux, 1861, in-80, p. 36. - On trouve dans cet opuscule beaucoup de bons renseignements dont nous avons fait notre profit. Certes, il est prétentieux de se rappeler à soimême, en style lapidaire, le souvenir d'un acte en somme fort anodin. Cela prouve combien Montaigne goûtait la joie de la délivrance puisqu'il la consignait ainsi et qu'il prenait, jusque dans les Essais, l'engagement << de passer en repos et à part > le reste de sa vie. Nous qui savons comment ce repos fut employé et qui cherchons tout ce qui peut contribuer à nous le faire mieux connaître, nous trouvons mentionnés dans cette inscription les deux motifs principaux qui poussèrent Montaigne à se retirer des affaires : d'une part le désir de se consacrer à l'administration d'un important domaine; d'autre part le souci fort légitime de se ménager une retraite studieuse alors que son esprit était assez dispos pour en tirer profit. Ce sont bien là les deux raisons d'ordres divers qui décidèrent Montaigne. Nous verrons qu'il ne pratiqua pas l'une et l'autre de ces résolutions avec la même persévérance ni avec le même bonheur. Cet état d'âme nouveau de Montaigne correspond à un changement dans son genre de vie. En même temps qu'apparaît le désir de pouvoir se livrer à ses méditations, naît aussi la préoccupation de suivre de plus près la gestion de ses biens, de sa fortune : les soucis du propriétaire vont de front avec les aspirations du penseur. Il semble même que ce séjour à la campagne ait eu, tout d'abord, des raisons d'économie domestique; Montaigne, du moins, paraît avoir voulu se justifier ainsi à lui-même l'abandon de fonctions honorables, qu'il ne quittait, avant l'âge, que pour se consacrer à d'autres intérêts. En mourant, Pierre Eyquem avait laissé à son fils aîné une haute situation de fortune. Son domaine de Montaigne notamment était fort important, et il avait consacré à l'améliorer bien des soins et bien des dépenses. Il énumère avec complaisance, dans son testament, ce qui est dû à sa bonne administration, à son sens des choses rurales. Le patrimoine avait été arrondi; des chemins tracés au travers; des ponts construits sur les petits cours d'eau qui l'arrosaient; et, dominant ce beau domaine dont les limites s'étendaient au loin devant lui, le château de Montaigne avait été rebâti sur un plan plus conforme au nouvel état des propriétaires. Pierre Eyquem était arrivé à ces résultats par l'ordre de ses affaires, par l'entente de ce qu'on appelait alors le ménage des champs. Il tenait registre de ses revenus et de ses dépenses, comme il couchait par écrit tous les événements qui intéressaient son intérieur. Il aimait à planter, à bâtir; c'était un propriétaire modèle, attaché à sa terre d'une affection étroite, jaloux de la gérer utilement et de l'embellir. Son fils aîné eût bien voulu suivre un pareil exemple. Jusqu'alors Michel avait vécu fort éloigné de l'administration de ses biens, et son père, par goût personnel, lui en avait épargné les soucis. Voilà que le décès de ce père mettait tout à coup le fils aux prises avec des difficultés qu'il n'avait guère connues auparavant. L'ambition de Michel fut de se régler sur son prédécesseur. Le père avait tenu un registre exact de son administration; le fils ne faillit pas à ce modèle domestique. Nous n'avons conservé MONTAIGNE. 17 que le volume des Éphémérides de Beuther, sur lequel Michel de Montaigne mentionnait les faits qui le touchaient de plus ou moins près et lui semblaient dignes de remarque. A côté de ce livre de raison, il y avait un autre registre plus spécialement consacré à la gestion des biens et sur lequel on notait les actes de cette gestion, sur l'ordre du nouveau pro priétaire. Je ne pense pas que celui-ci y mît souvent la main. Ce recueil ne nous est point parvenu: il nous eût donné le détail des affaires domestiques de Montaigne et aiderait à expliquer ce côté de son caractère. Le premier feuillet seul du registre est sauvé. On y lit: Mémorial des affaires de feu Messire Michel de Montaigne après le décès de Monsieur son père 2. Pierre Eyquem avait été sagement économe; son fils essaya aussi de le devenir, car il voulait acquérir toutes les qualités de son père, et surtout celles qu'il pouvait s'approprier le moins aisément. L'effort était louable; mais, trop en dehors de la nature de Montaigne, il demeura stérile et superflu. Lui qui avait toujours vécu à l'aventure, « sans état certain et sans prescription », il tenta de thésauriser. Maintenant qu'il était aux champs, il lui parut qu'un bon propriétaire devait savoir épargner. Il épargna et s'y 1. Les notes manuscrites inscrites par Montaigne sur son exemplaire de l'Ephemeris historica de Beuther (Paris, 1551, in-8°) ont été publiées, d'après l'original, par le Dr Payen dans les Documents inédits sur Montaigne, no 3 (Paris, 1855, in-8°). Nous aurons plusieurs fois, dans la suite, l'occasion d'y renvoyer. 2. Manuscrits de la Bibliothèque municipale de Bordeaux, Histoire moderne, no 708, t. III, p. 332, : |