pas assez à son office de magistrat pour s'y attacher jamais. Jusque-là l'amitié avait rempli les vides de sa vie; elle avait stimulé son ardeur, relevé ses défaillances. Maintenant que La Boétie n'était plus à ses côtés, l'existence paraissait plus sombre à Montaigne; il manquait d'énergie morale et prenait moins courageusement le parti de contraindre sa nature. Qu'allait-il devenir? L'âge l'invitait à se fixer et à faire souche, après avoir choisi une compagne digne de porter son nom. Sa charge, l'honorabilité de sa famille lui permettaient de prétendre à une alliance brillante. Il ne se hâtait pourtant pas. Le mariage n'était pour Montaigne qu'une nécessité sociale. Il le comparait plaisamment aux cages qui contiennent des oiseaux: les oiseaux libres voudraient bien y entrer; les oiseaux prisonniers voudraient bien en sortir. Il ne se pressait pas de s'enfermer. « J'eusse fui d'épouser la Sagesse même, si elle m'eût voulu», écrit-il, en analysant ses propres sentiments. Montaigne savait que l'entrée en ménage impose bien des devoirs, et, en s'étudiant avec cette bonne foi qu'il apportait dans tous ses examens de conscience, il ne se dissimulait pas que peut-être n'aurait-il pas la force de porter toutes ces charges nouvelles. Et, selon lui, quand on prend femme, il faut prendre en même temps la résolution d'observer toutes les obligations du mariage et les observer effectivement. Une semblable contrainte semblait donc fort lourde à Montaigne, lui qui ménageait si bien sa liberté d'action. Il se défendait de se lier complètement, car << il n'est plus temps de regimber quand on s'est laissé entraver ». Ces appréhensions étaient sans doute exagérées. La famille de Montaigne vit-elle que celui-ci était mieux disposé au mariage qu'il ne voulait l'avouer? Comprit-elle qu'il fallait un peu brusquer les choses avec un jeune homme si soucieux de ses aises qu'il ne consentait à rien entreprendre pour les amoindrir? Toujours est-il que ce furent les parents de Montaigne qui le marièrent. Le père se sentait vieillir et souhaitait que son fils fit souche. Ce désir était trop légitime pour n'être pas réalisé : il le fut. On ne chercha pas loin la jeune fille qui deviendrait la femme de Montaigne. On la choisit dans une vieille famille parlementaire avec laquelle les Eyquem avaient déjà des alliances, la famille de La Chassaigne. La fiancée, Françoise de La Chassaigne, était fille de Joseph de La Chassaigne, conseiller au Parlement, et de Marguerite Douhet. Son grand-père, Geoffroy de La Chassaigne, était un des plus savants légistes bordelais; il avait été mêlé très activement aux affaires de son temps et présidait alors en second le Parlement de Bordeaux. L'union projetée pour Michel de Montaigne était donc fort souhaitable, à cause des qualités de la future comme à raison de la haute situation des parents. Montaigne, pour sa part, n'entravait pas les négociations. Quoique ennemi juré de la contrainte, il consentait à se laisser lier. Il se donnait pour raison que le mariage est plus fréquent que le célibat, que la vie commune est la règle et l'isolement l'exception. Il est probable que la solitude commençait à lui sembler plus lourde, et les charmes de la jeune fille qu'on lui destinait n'eurent pas trop de peine à convaincre quelqu'un qui se déclarait cependant « mal préparé » et « rebours ». Au surplus, ceux qui s'étaient chargés d'assurer le bonheur des jeunes gens n'agissaient point à la légère. Ils avaient cherché, d'abord, la conformité des positions sociales, puis l'analogie des goûts et des caractères. Aucun intérêt des futurs époux ne fut négligé : un détail le prouve. Le contrat de mariage fut passé le 22 septembre 1565. Les stipulations des contractants y sont très nettement spécifiées. En faveur de cette union, Pierre de Montaigne, père de Michel, donnait à son fils par préciput le quart des revenus de la seigneurie de Montaigne, le château excepté. Quant à Françoise de La Chassaigne, son père lui constituait en dot sept mille livres tournois, ce qui était une fort belle somme pour le temps. Si on la compare à la valeur actuelle, cette somme représente à peu près trente mille francs en valeur intrinsèque, c'est-à-dire au poids de notre monnaie. Au contraire, pour avoir la valeur conventionnelle, il est certain qu'il faudrait environ décupler ce dernier chiffre, et les sept mille livres d'alors équivaudraient à près de trois cent mille francs de notre monnaie. Cette belle dot était payable en deux parties: quatre mille livres six mois après le mariage, et trois mille autres livres quatre ans après. En attendant, Joseph de La Chassaigne s'engageait à servir à son gendre l'intérêt de ces trois mille livres à raison de sept et demi pour cent par an. Pour assurer le paiement de cette dot, un avocat au Parlement de Bordeaux, Ma Antoine de Louppes, se portait garant et fournissait caution au contrat. Cela prouve combien la famille de Montaigne tenait à cette union, car Antoine de Louppes était le proche parent d'Antoinette de Louppes, mère de Michel, et sans doute avait négocié plus directement le mariage. Quoi qu'il en soit, le contrat était achevé et signé, quand les parties s'aperçurent que la caution qui intervenait ainsi au milieu des conventions matrimoniales des futurs époux était, en réalité, une convention accessoire et secondaire, qui ne se rattachait pas étroitement au principal objet de l'acte. Le premier contrat fut donc « cancellé », c'est-à-dire annulé, et un autre acte fut immédiatement dressé, qui reproduisait, à de légères variantes près, la tensur de celui qu'on rendait caduc. Quant à la clause par laquelle Antoine de Louppes se portait garant de la dot, elle fut rédigée à part; elle forma ce qu'on appelait alors un acte de plégerie, ou une caution, comme nous dirions aujourd'hui. Tous les originaux de ces divers contrats sont conservés. Les modifications survenues dans les conventions des contractants montrent bien que les conditions de l'union de Michel de Montaigne et de Françoise de La Chassaigne avaient été mûrement examinées; elles prouvent que les avantages des deux époux avaient été établis avec soin, et les termes des actes pesés par des personnes sensées. |