seigneurs de nulle importance accompagnés de leurs femmes. Quelques-unes de celles-ci étaient agréables; le peuple, en les voyant appararaître, murmurait des allusions auxquelles le nom du prince Otto se mêlait. Le passage de Me Frika, surtout, souleva un murmure qui ne parut pas déplaire à cette jolie personne effrontée. Dans la dernière voiture s'épanouissait Herr Graus lui-même, mais un Graus de parade, vêtu d'un frac taillé presque en habit de cour, la chemise à jabot bouffant sur le thorax, une double brochette de décorations suspendue à son revers gauche... C'est que Herr Graus était le président du comité de la statue. Tous ces équipages débarquèrent leur contingent chamarré devant l'estrade d'honneur. Fonctionnaires, dignitaires et dames prirent leur place autour du siège plus élevé réservé au prince... Les cochers virèrent devant l'estrade et s'en allèrent remiser aux communs. -- La foule, qui avait acclamé, admirait maintenant. Foule respectueuse et docile, dont les têtes innombrables, rouges et suantes, moutonnaient autour de l'espace vide réservé, devant la statue,- à l'estrade des dignitaires et à la tribune des orateurs les femmes, sous de légers costumes de toile, qui laissaient deviner leurs formes généreuses; les hommes revêtus de la triste livrée noire du dimanche. Seules, quelques familles de montagnards, descendues des hauteurs de Rennstieg, relevaient la vulgarité de cette foule par le rouge brodé d'une jupe de femme, le bleu d'une veste d'homme, une coiffe de dentelle ou un grand chapeau de feutre. Des soldats faisaient la police de l'assemblée. Ils la faisaient rudement. Un gamin, ayant eu l'audace de grimper sur un hêtre pour mieux voir, fut appréhendé si violemment et corrigé si dru par deux de ces gaillards en uniforme, que, le visage taché de sang et de larmes, on le vit s'enfuir comme un lièvre dans la forêt, sitôt lâché, renonçant au plaisir de voir inaugurer Bismarck, guéri de toute curiosité. Quand tout le monde officiel fut installé, il se fit un silence pendant lequel les liens qui maintenaient le voile de la statue furent coupés. Et soudain, dans une immense acclamation, dans la fanfare des orchestres jouant la Garde au Rhin, les voiles tombèrent. Tous les fronts étaient découverts, tous les regards se tournaient vers la haute image casquée, l'image de titan ger- · manique appuyant sur un glaive droit sa lourde main, tandis qu'à son côté, un dogue aux yeux mauvais montrait les dents. Commandé par le prince Max, charmant sous son uniforme de lieutenant, le détachement de la garnison présentait les armes. La princesse, debout à côté du prince, acclamait, applaudissait aussi. Moi, dissimulé derrière les rideaux du boudoir, je me gourmandais. Pourquoi est-ce que je souffre? Je ressens quelque chose de comparable à la douleur causée par la perte d'un être cher, par l'irréparable de la mort. Oui, c'est bien cette révolte, cette rage contre le destin révolu. Ah! raisonnons pourtant! Il est naturel que ce peuple allemand célèbre son avènement à la gloire, à la fortune, à la domination. Il est juste qu'il coule dans le bronze l'image des artisans de sa fortune, il est humain que son enthousiasme éclate, quand on lui montre ces images au milieu d'un concours de peuple, en un jour commémoratif de bataille gagnée... Soyons ferme ! Regardons en face la réalité. Je ne peux pas empêcher que Bismarck ait existé, qu'il ait fondé l'unité allemande, et que, grâce à lui, je sois né dans une France démembrée et humiliée... >> La Wacht am Rhein achevée, l'orchestre avait commencé un long morceau intitulé sur le programme Siegessymphonie, ou symphonie de la Victoire, dont l'auteur était Herr Baumann, maître de chapelle du château. C'était une musique, comme tant de musiques allemandes modernes, dans le goût italien teinté de wagnérisme. Pendant qu'elle sévissait, je ne pouvais toujours détacher mes yeux du géant de simili-bronze, lourdement appuyé sur le glaive plat, la pointe posée sur un roc... Il me personnifiait le destin. Qu'est-ce que le destin des peuples? Est-ce leur sol, l'air qu'ils respirent, leur ciel, leur climat? Ce que produit, en hommes, telle partie de la terre, est-il aussi constant que ce qu'elle produit en bêtes et en arbres? Ou bien le destin est-il au contraire l'effort de chaque individu, combiné dans l'espace et dans la durée? C'est tout cela et c'est encore autre chose. Le Destin, c'est la cause imprévue, inescomptable à l'avance, qui finit par faire pencher l'événement. Et cette cause m'apparaissait bien aujourd'hui être l'enfant miraculeux que tel ou tel peuple voit naître à certain jour, - celui que Carlyle appelle le : Héros et Nietzsche le Surhomme. Le destin, c'est Jeanne d'Arc; c'est Guillaume le Conquérant; c'est Bonaparte. Le destin, c'est Bismarck. Toutes les théories des héros-résultantes ne prévaudront pas contre ce fait éclatant s'il n'y avait pas eu un Bonaparte, et s'il n'y avait pas eu un Bismarck dans l'histoire contemporaine, cette histoire serait autre elle ne ressemblerait en rien à ce que ces surhommes l'ont faite. A l'ordinaire, l'histoire n'est en effet qu'une résultante d'infiniment petites forces ou chaque individu (même ceux qui sont au gouvernement) n'a que la part d'une composante élémentaire. Mais, à certaines heures, naissent des hommes qui résument en eux une force capable d'intégrer, d'orienter toutes les autres forces élémentaires de la nation. Ceux-là changent vraiment le destin des peuples et du monde. Ou plutôt ces hommes sont le Destin. ... Sous le grand soleil que pas un souffle de brise ne tempère, je vois, de ma fenêtre, comme dans une étrange fantasmagorie, la foule suante et bruyante, l'estrade rouge et chamarrée, les soldats de Rothberg l'arme au pied, le visage brun, l'air rude; et, parmi les musiciens, le long Kapellmeister à cheveux gris bouclés qui s'agite éperdument sur sa propre musique... Tout cela je le vois vaguement. Je ne vois nettement que le Titan de faux bronze, avec sa lourde poigne maintenant l'épée verticale sur le roc, et le mauvais dogue, menaçant des yeux et des crocs, à côté de lui. Le soleil de trois heures fait luire la patine neuve. Une odeur de poussière et de chair qui fermente monte de l'esplanade et vient se mêler, dans le boudoir de la Gombault, à l'odeur vétuste des murs, au subtil relent d'humamanité morte. Je me sens vague et grisé. Je regarde le Titan de bronze, figure du Destin. Et je médite sur ce qu'eût été le destin du monde, si cette figure formidable n'eût pas surgi. Cependant continue l'interminable Siegessymphonie. 1815... Tandis que les alliés entrent en France pour la seconde fois, là-bas, dans la marche de Brandebourg, en la petite bourgade de Schoenhausen, il naît un fils à un hobereau. Dur enfant, tout de suite, même au temps où cette tête ravagée et casquée que voilà s'ornait de boucles blondes. Les paysans s'émerveillaient de le voir chevaucher, au galop fou, dans le domaine paternel. Passent les années: voilà le petit hobereau étudiant à Gættingue. Bien qu'il rêve déjà de l'unité allemande, il ne peut s'entendre avec la Burschenschaft, cette association d'étudians qui avait juré de faire l'Allemagne une et libre. Ces étudians sont rationalistes, trop parleurs, trop juifs. Dans un Korps aristocratique, avec d'autres petits hobereaux particularistes, il fera meilleur ménage. Tel il arrive, en 1833, à Berlin, où il va compléter ses études. Il en revient bretteur irascible, flanqué de dogues monstrueux, ayant eu vingt-huit duels, dont un seul lui laisse une balafre. Sa force, sa raillerie aiguë le rendent redoutable: mais le doctrinarisme de l'école romantique et traditionaliste le ligotte... Fonctionnaire un instant, le souci des domaines paternels endettés le ramène à la terre dix années durant, il vivra ainsi, gentilhomme cultivateur. Ce sera sa vraie vie. Il s'intéressera sincèrement aux gelées nocturnes, aux bêtes malades, aux mauvais chemins, aux brebis affamées, aux agneaux morts; à la disette en paille, en fourrage, en pommes de terre, en fumier. <«< Plus que toute la politique, déclare-t-il lui-même, une betterave m'émeut! » Mais ce rude terrien, ce chasseur brutal est un liseur. Des ballots de papier imprimé, rien que des livres sur l'histoire allemande et anglaise, envahissent Kniephof, sa résidence. Les hobereaux du voisinage n'en reviennent pas. Pourquoi ce hobereau, qui boit et court le cerf, comme eux, s'amuse-t-il à lire? Bismarck est liseur. Il est aussi sentimental, tendre pour sa sœur, tendre pour sa femme... En 1849, inopinément, il est élu à Rathenow député prussien. Dès qu'il a parlé, la camarilla royale reconnaît qu'elle a trouvé son orateur et son chef. - Il ne ressemble encore nullement au grand cuirassier que voilà. Il est svelte, chevelu, barbu parmi les hobereaux rasés. Dans sa face embrasée, tannée, luisent d'énormes yeux gris, asse beaux. Son éloquence est embrouillée comme un ciel d'orage. mais soudain l'éclair en jaillit, et la foudre frappe... Il appelle le peuple « Cet âne déguisé de la peau d'un lion et brayani sur les places publiques. » Il nie que l'opinion publique soit la volonté populaire... C'est le souverain seul qui sait écouter en soi l'écho mystérieux du vouloir providentiel des peuples. Le Parlement est une nef de fous honte et mépris au système anglais! Certes, les rois sont menés par des femmes, des am bitieux, des courtisans et des rêveurs. Mais la suzeraineté royale n'en est pas moins l'expression de la légitimité de la noblesse... D'un vif coup d'archet, le bon Hofkapellmeister a stimulé, ramassé l'ardeur de ses interprètes. Les cuivres s'époumonent, les fifres jettent des notes stridentes, la grosse caisse s'évertue innocemment à imiter le canon... Je comprends qu'après Bismarck politique, Herr Baumann prétend évoquer Bismarck guerrier. Par quel mariage d'instrumens, par quelle combinaison d'harmonie pourrais-tu, laborieux assembleur de notes, figurer cette alliance quasi amoureuse de l'astuce et de la force, qui distingue de toute autre œuvre humaine l'œuvre de ton héros? Au diable tes fifres et le comique fracas de tes peaux d'âne! Laissemoi rêver à ce que dut être la pensée, sous ce front énorme, quand elle se résolut, sans que ce fût indispensable, au parti sanglant car il voulut les guerres, ce Titan! Évidemment il avait cette foi que certaines grandes reconstructions ethniques ne se cimentent bien qu'avec du sang. En 1849, il ne tint qu'à lui de faire, sans coup férir, l'unité allemande. La diète de Francfort l'offre au roi de Prusse. C'est Bismarck qui ne veut pas, contre toutes les volontés, contre la Cour, surtout contre les femmes de la Cour. Époque tragique où parfois ce bon serviteur de la Mort, énervé des résistances de la vie, arrache, pour se calmer, en sortant d'une dispute, des serrures aux portes, avec la clé... Comme il veut plus fort que tous les autres, c'est sa volonté qui triomphe. Trois guerres en six ans. Trois fois, pour les engager, le même procédé abuser l'ennemi avant de le frapper. Une diplomatie de guet-apens prépare invariablement la saignée... Plus tard, dans la retraite, en buvant de la bière, il reconnaîtra lui-même, avec un gros rire, que cette manière fut la sienne. Autant que d'avoir terrassé les ennemis à la bataille, il sera fier de les avoir roulés sinistrement. Beau joueur du reste, ayant mis sa vie sur la carte. Est-il une plus tragique image de la destinée en gésine que celle-ci le grand cuirassier blanc, à cheval depuis treize heures, les cuisses gonflées par la chevauchée, s'est arrêté à l'est du champ de bataille. Sa jument alezane, les rênes sur le col, broute les blés verts de Sadowa, humides de sang. Le soir approche. La lutte est encore indécise: mais il semble bien que la Prusse a perdu l'enjeu. Le cuirassier blanc charge son pistolet et allume un cigare. Les yeux sur l'ho |