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parfums s'exaspérait dans la chambre. Des robes, des costumes de la Gombault étaient là, suspendus à d'énormes crochets rongés de rouille, tout ce qu'elle avait dû laisser, sans doute à regret, le soir de sa fuite avec le piqueur. Jupes de Colombine, peplums, manteaux de cour, mais surtout d'innombrables corsages baleinés, des cloches de soie à raies et à fleurettes, des brocarts et des brocatelles, quelques fourrures mangées par les mites jusqu'au cuir, tout cela avait enveloppé le corps agile et voluptueux de la comédienne, et point assez d'années encore n'avaient coulé pour qu'aujourd'hui le parfum de la femme ne demeurât distinct, parmi toutes ces odeurs de choses vermoulues et moisies.

Regardez, fit Else, qui maniait un corsage avec des doigts dégoûtés, regardez la rude étamine dont on doublait ces jolies soies... La peau des femmes, alors, n'était vraiment guère sensible.

Je ne répondis pas : j'évoquais, non sans trouble, la pimpante fille de Chaillot à cette même place, choisissant la parure de la journée, puis tendant les lèvres à son amant princier. Ah! libertine Gombault, quels aromes enivraient l'air de cette chambre où triompha la grâce demi-nue de ton corps vicieux ?... Else posa le corsage, se retourna vers moi. Et le soleil, cette fois, avait beau entrer à pleine fenêtre, il n'arrêta pas un baiser si fougueux que le chapeau de bergère s'écroula soudain, entraînant la somptueuse chevelure blonde, dont l'odeur vivante, en s'éparpillant sur mon bras qui soutenait la taille ployée en arrière, vainquit le parfum des amours abolies et de la beauté morte.

Vous m'aimez, n'est-ce pas, vous m'aimez? murmura la bouche fiévreuse d'Else.

- Je vous aime, lui dis-je.

Et ce fut la première fois que je le lui dis sincèrement.

Mes mains ardentes et maladroites cherchèrent à relever la moisson des cheveux. Mais Else fut reprise d'un accès de pudeur :

-Allez regarder par la fenêtre, me dit-elle, et laissez-moi me recoiffer.

J'obéis. J'allai m'accouder à la fenêtre... Le grand air, loin de me dégriser, m'enivra il était calme et lumineux. « Voici, pensai-je, une heure décisive de ma vie. Mon sort se noue en

ce moment. Ah! qu'importe l'avenir... Je veux mon bonheur, et je suis heureux... »

Là-bas, au tournant de la longue vallée que parcouraient mes yeux, le petit village de Litzendorf faisait luire ses ardoises et les paratonnerres de ses cheminées d'usine. La vie me parut exquise comme la couleur du ciel, comme le goût de l'air... Puis, tout à coup, une boule de fumée blanche se leva dans l'air, aux abords de Litzendorf: presque aussitôt, un coup de canon retentit. La parole évangélique surgit dans ma mémoire : « Et le coq chanta pour la troisième fois! »

«< Vraiment, pensai-je, je ne suis qu'un frivole Français! Tout à l'heure j'ai senti vibrer en moi l'âme de ma race, la forte haine héréditaire m'a sanglé le cœur... Puis, parce qu'une femme vêtue de blanc m'a donné à boire l'haleine de ses lèvres, me voilà tout à la galanterie. Ils n'oublient pas, eux... Dans le moindre village de la montagne, même en cette lointaine Thuringe, le canon tonne... >>

La princesse interrompit mes réflexions en me touchant l'épaule. Comme je me retournais, elle devina mon angoisse, et

sa cause.

- Vous voilà de nouveau hostile, murmura-t-elle, parce que c'est aujourd'hui le Sedanstag! Ni vous ni moi n'étions nés quand cette bataille s'est livrée, et vous êtes pour cela mon ennemi, à l'heure où vous me dites que vous m'aimez. Ce n'est pas vrai ! vous ne m'aimez pas !

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Non, reprit-elle avec une chaleur qui anima ses yeux et ses joues, et la fit plus jolie; non, vous ne m'aimez pas. Si vous m'aimiez, votre pays ne compterait plus pour vous. Jeune fille, quand j'ai suivi ici le prince Otto, que j'aimais alors, j'ai oublié Erlenbourg, et si jamais une guerre eût dû armer une principauté contre l'autre, j'aurais été pour Rothberg contre Erlenbourg.

Je ne sus que répondre et elle-même ne me demanda pas de réponse.

Nous redescendimes l'escalier tournant; par le vestibule en hémicycle, nous regagnâmes l'esplanade des tilleuls. Le charme délicat qui nous avait enveloppés dans l'ancienne demeure de la Gombault s'était évanoui au contraire, sur cette esplanade transformée en un lieu de fête, tout choquait à présent mes

yeux... On tendait les cordes destinées à maintenir le public pendant la cérémonie. Des voitures apportaient des verres et des tasses qu'on installait sur des cantines provisoires. La laideur des joies officielles triomphait du charmant décor dédié par le prince philosophe à sa maîtresse.

- Où sont votre sœur et le prince? questionna Else. Je ne les vois nulle part.

En effet, ils avaient disparu. J'interrogeai un sommelier de Herr Graus que je voyais occupé à empiler des bouteilles dans une des cantines.

-Son Altesse le prince héritier et la jeune demoiselle sont entrés là tout à l'heure (il montrait l'extrémité des communs), à l'endroit où tantôt on remisera les voitures de la Cour. Ils doivent y être encore avec le petit Hans, le frère de lait du prince, qui m'a mené ici et va me ramener.

Juste à ce moment nous vîmes le trio sortir des remises. Max tenait familièrement Hans par l'épaule, et semblait lui donner des ordres que l'autre recevait avec un air d'hésitation. Gritte marchait un peu à l'écart : ce fut elle qui nous aperçut, nous signala. Max congédia Hans et accompagna Gritte jusqu'à nous. Il avait des joues animées et, dans les yeux, ce je ne sais quoi de dissimulé, de presque mauvais, qui de temps en temps lui troublait le regard. La princesse embrassa Gritte tendrement. Je demandai au prince:

Que diable faisiez-vous dans les communs avec Hans? Max, sans me regarder en face, murmura :

Hans nous montrait comment on a préparé les remises pour abriter les voitures de la Cour, cet après-midi, C'est très bien disposé. Et aussi les écuries.

Princesse, fis-je, voilà votre calèche qui s'avance pour vous ramener au château.

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Voulez-vous que je vous jette à votre villa? dit-elle en m'adressant un regard moitié ordre, moitié prière. J'ai, dans cette pensée, fait atteler la calèche au lieu de la victoria; nous y tiendrons quatre, fort à notre aise.

Merci, princesse, dis-je... Gritte et moi, nous redescendrons à pied par les raccourcis.

Sans répondre, Else me quitta vivement, emmenant le prince. Quand nous fûmes seuls, à travers les sentiers du bois, Gritte me dit :

Loup, qu'est-ce que t'a donc fait la princesse; pourquoi n'astu pas voulu que nous rentrions tous les quatre dans sa voiture? J'arrêtai la marche agile de ma sœurette, et je lui dis - Écoute!

Par-dessus le murmure des hêtres et les mille bruits de la forêt, des clameurs montaient de la vallée, tant du côté de Rothberg que du côté de Litzendorf. Rothberg envoyait les notes graves des basses d'une fanfare, qui jouait la Garde au Rhin. A l'approche de midi, les coups de canon se faisaient plus nombreux au château: il en partait un toutes les minutes. Et d'autres répondaient, des villages de la Rotha comme de ceux de la montagne; leurs détonations répercutées par les mille couloirs et les mille écrans des forêts de Thuringe.

Les yeux joyeux de Gritte devinrent attentifs.

-Écoute tout cela, lui dis-je. Toi, tu es née il y a quatorze ans, et tu n'as entendu parler des luttes entre l'Allemagne et la France que comme d'événemens historiques, comme de la guerre de Sept ans ou des batailles napoléoniennes. Moi, plus vieux que toi, je n'ai connu aussi tout cela que par l'histoire. Je n'ai jamais vu de casque à pointe projeter son ombre sur le sol français. Comme l'individu est pour lui-même le centre de tout, toi el moi nous ne souffrions guère de ce qu'on eût òté deux provinces à la mère patrie, ne les ayant jamais connues françaises. Et nous ne nous sentions guère plus lésés que responsables dans cette défaite. Ainsi nos générations inclinaient de plus en plus à l'indifférence, à l'oubli pacifique... Mais écoute... et rappelle-toi! Le vainqueur ne veut pas de notre oubli. Il célèbre chaque année, avec jactance et fracas, l'anniversaire de nos désastres; les jeunes Allemands nés, comme toi et moi, bien après Sedan, veulent leur part de la gloire d'hier, et veulent nous infliger notre part d'humiliation. Gritte, tu es une fillette de quatorze ans: toutes ces choses te sont indifférentes... Mais tu te marieras, tu auras des enfans... Alors, tu le rappelleras. Aujourd'hui, regarde bien la fête; écoute bien les Hoch! et les fanfares; tressaille aux salves d'artillerie. Il ne nous faut rien perdre de tout cela, afin que plus tard, rentrés dans la patrie, nous fêtions aussi, à notre manière de vaincus, le 2 septembre, nous rappelant que, malgré tant d'années échues, et même dans une bourgade perdue de Thuringe, en Allemagne, ce jour de fin d'été est toujours le Sedanstag... Maintenant, allons déjeuner!

VIII

Les clairons sonnèrent, un roulement de tambour imposa silence à la foule venue de Rothberg, d'Altendorf, de Litzendorf, de Steinach, de toutes les villes et de tous les villages environnans, plaine et montagne, pour assister à l'inauguration du monument provisoire de Bismarck dans le parc de la Fasanerie. Tambours et clairons annonçaient les voitures de la Cour.

Il était deux heures et demie après-midi. Le temps si frais le matin s'était brusquement échauffé, faute de la brise qui, toute la matinée, avait soufflé des couloirs de la montagne. L'air vibrait dans l'éclat du soleil, comme au cœur de l'été. Les drapeaux pendaient immobiles le long des hampes. Et les voitures de la Cour apparurent, parmi le respectueux silence du peuple assemblé.

Du boudoir de la Gombault, où je m'étais rendu à l'avance, afin de ne pas me mêler à la foule, je les vis arriver, défiler J'étais seul ma sœur Gritte avait préféré accompagner M. et Mme Moloch. Gritte était encore à l'âge où la chaleur du soleil, la poussière, le bruit, la bousculade de la foule sont des divertissemens. Je crois bien aussi qu'elle voulait voir de plus près parader son ami Max en tenue de lieutenant.

La première voiture, carrosse de cour bleu et blanc, aux couleurs de Rothberg-Steinach, contenait le prince Otto en uniforme de colonel de uhlans: le prince commandait fictivement un régiment en garnison sur la frontière française. A ses côtés, en capitaine de la Landwehr, siégeait un long vieillard exténué, le directeur prussien du cercle de Steinach, qui représentait à la fête l'empire allemand et le roi de Prusse. Dans la voiture suivante, victoria légère joliment attelée de deux jumens blanches, la princesse Else, seule avec Mule de Bohlberg, fut très acclamée par la foule. Puis vinrent des landaus où se carraient d'abord le major de Marbach, l'air inquiet, le geste agité (sans doute les coups de canon, durant toute la matinée, avaient troublé ses nerfs), puis les fonctionnaires supérieurs de la principauté, l'aumônier, le ministre de la police, baron de Drontheim, avec sa grosse épouse tout en taffetas noir et sa mignonne sœur Frika tout en mousseline bise; le ministre de la voie publique et des forêts, le directeur des postes, l'architecte du palais, et enfin des

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