qu'il soit, on ne saurait pourtant disconvenir qu'il y ait du << fagotage,» beaucoup de « fagotage, » du fatras, dans les Essais; et M. Champion a raison. Ce serait une entreprise vaine que de vouloir les rapporter tous à un «< dessein principal. » Nous n'avons point ici affaire avec La Recherche de la Vérité ou l'Histoire des variations. Ce qui d'ailleurs ne veut pas dire que Montaigne ne soit pas un «< penseur » ou un philosophe, mais cela veut dire qu'il ne l'est point à la manière de Malebranche ou de Spinoza; que l'on se méprend sur le caractère de son livre et la nature de son génie dès qu'on y cherche une autre « unité » que celle de sa personne ondoyante; et que le naturel de cette personne même consiste précisément à ne rien avoir eu d'un fabricateur de systèmes, et encore moins d'un pédant. Tel n'était point, on le sait, l'avis de Malebranche, qui l'appelle assez joliment un « pédant à la cavalière. >> Peut-on dire seulement que l'auteur des Essais ait eu le dessein de se peindre lui-même dans son livre, et qu'ainsi l'unité de son personnage, je veux dire de l'homme réel, de l'homme vrai qu'il fut, comme nous tous, sans le savoir peut-être, masque et répare l'incohérence ou le « fagotage » de ses Essais? Le mot de Pascal, à cet égard, a fait autorité: « Le sot projet qu'il a de se peindre; et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal... » Et, en effet, sans parler de l'Avis u Lecteur, si connu et si souvent cité, les passages abondent où Montaigne nous déclare qu'il est lui-même « le sujet de son livre, » et lui-même l'objet de son propre intérêt ou de sa curiosité. Mais regardons-y de plus près, remettons ces passages à leur place, les Essais dans le temps; et nous ne pourrons nous empêcher d'observer, avec M. Champion, que ce « dessein principal et premier » semble entièrement étranger, dans les Essais de 1580, aux quinze ou vingt premiers chapitres du livre. C'est aussi l'opinion de M. Strowski. Il est vrai que quand son succès lui aura révélé la nature de son talent, et quand il se sera rendu compte que ce qu'on aime en lui, et de lui, c'est lui-même, Montaigne mettra moins de réserve et, si je l'ose dire, de pudeur dans ses «< confessions. » Il feindra de croire, alors, il croira peut-être sincèrement que son âge, qui n'est pas très avancé, puisqu'il doit mourir avant soixante ans, l'autorise à des confidences dont nous nous serions bien passés, et qui n'ajoutent rien à la connaissance de son caractère ou de son génie. Car, Sainte-Beuve a eu beau faire. on ne sactre point encore de quantés de forme ou de fond, de langage ou de pensée, qui aient des rapports définis avec la gravelle; et les coliques de Montaigne n'expliquent point son dilettantisme. Il préférait la saveur du poisson à celle de la viande, mais le renseignement n'en est pas un sur la nature de son style, ni même peut-être ce qu'il nous dit de son goût pour les huîtres et pour le melon. Mais, en somme, et après tout cela, Montaigne ne nous livre qu'une très petite part de lui-même ; et en veut-on la preuve démonstrative? C'est qu'il y a peu de nos grands écrivains qui nous demeurent plus énigmatiques, et dont nous soyons plus embarrassés de dire l'homme vrai qu'ils furent. Se douterait-on seulement que son livre est contemporain de l'une des époques les plus troublées de notre histoire? et que le moment même où il écrit est rempli du fracas des guerres de religion? «< Aucuns me convient, écrit-il dans une addition du manuscrit, d'écrire les affaires de mon temps, estimans que je les vois d'une vue moins blessée de passion qu'un autre, et de plus près, pour l'accès que la fortune m'a donné aux chefs des divers partis... » Il ne l'a cependant pas fait, et ses Essais ne sont point des Mémoires pour servir à l'histoire de son temps. Il n'y a pas fait la confession des autres avec la sienne. Et combien de traits de sa propre physionomie n'a-t-il point laissés dans l'ombre? Que savons-nous par lui de sa jeunesse? de sa carrière avant 1572, entre vingt-cinq et quarante ans? de ses amours? de ses « sentimens de famille ? >> ou même, et finalement, nous l'allons voir, de ses « sentimens religieux? » puisque, depuis trois cents ans, tandis que les uns persistent à nous montrer en lui non seulement << un chrétien >> mais un «< défenseur du christianisme, » c'est pour beaucoup d'autres, avec lui, Montaigne, tout au contraire, et par lui, par la lente et insensible contagion des Essais, que le doute méthodique ou systématique est entré dans le monde moderne, et non point du tout, comme on continue de l'enseigner, dans nos écoles, par l'intermédiaire du Discours de la méthode. On remarquera qu'ici encore, comme plus haut, nous retrouvons l'influence et l'autorité de Pascal. Ce Montaigne, non pas précisément athée, ni libre penseur, ni peut-être sceptique, mais qu'aurait avant tout préoccupé, comme Pascal lui-même, la ques tion religieuse, c'est le Montaigne de Pascal, et, si j'osais ainsi dire, c'est le Montaigne des Pensées plutôt que celui des Essais. Quelques critiques reprochent volontiers à Pascal d'avoir «< plagié » ou « pillé » Montaigne; -ce qui d'ailleurs ne serait juste que si nous savions l'usage que Pascal se proposait de faire de tant de fragmens des Essais qu'il a transcrits, paraphrasés quelquefois, et généralement abrégés ou résumés. Mais en fait, c'est donc alors le « plagiaire » dont l'autorité s'est en quelque sorte imposée à l'original qu'il copiait; c'est l'accent de Pascal qui se trouve avoir fixé le sens des passages des Essais qu'il emprunte; et depuis plus de deux cents ans, c'est « en fonction» de Pascal et du dessein des Pensées, que la critique française interprète Montaigne. Cependant il y a autre chose dans les Essais, et parce que l'Apologie de Raymond de Sebonde en est le chapitre le plus étendu, en même temps, sans doute, que l'un des plus importans, je ne voudrais pas répondre qu'il en fût le plus considérable. Il en est le plus étendu, parce que Montaigne venait de traduire la Théologie naturelle de ce Raymond de Sebonde, 1569, et qu'il était donc encore tout chaud de son auteur, comme aussi des critiques dont sa traduction avait été l'objet; mais, ne nous lassons pas de le redire, il y a autre chose dans les Essais; le dessein de Montaigne ne s'est rencontré qu'incidemment avec celui de Pascal; et c'était d'ailleurs le droit de Pascal, ceci encore vaut la peine d'être dit et redit, c'était absolument son droit de n' «< emprunter » à Montaigne que ce qu'il croyait analogue à son propre dessein. Pascal ne se proposait pas de faire une étude, ni de porter un jugement sur Montaigne, mais d'écrire une Apologie de la Religion chrétienne. Nous aurions le droit, le cas échéant, de faire comme lui. Les idées, une fois exprimées, et entrées dans la circulation, deviennent le patrimoine commun de l'humanité : j'ai le droit de les retourner même contre ceux qui les ont exprimées les premiers et qui, souvent, n'en ont pas connu toute la portée. Mais, évidemment, je ne l'ai plus quand il s'agit, comme ici, de préciser le sens d'un texte ou de caractériser la pensée d'un grand écrivain, et cependant, sans nous en apercevoir, c'est ce que nous faisons depuis deux cents ans. Nous nous posons, en quelque sorte, le problème de la signification des Essais, comme nous faisons celui de la siguification des Pensées, et la question religieuse étant la seule où Pascal s'intéresse, nous raisonnons sur Montaigne comme si Montaigne s'y était, lui aussi, uniquement appliqué, continûment, passionnément et tout entier. Je n'entends pas nier qu'il y ait pris l'intérêt le plus vif. Mais, d'abord, ce n'est qu'un intérêt presque purement intellectuel, et j'en vois un témoignage dans ce fait assez singulier qu'étant lui-même, de son propre aveu, l'un des hommes qui ont eu le plus de peur de la mort, et sa philosophie ne s'étant employée, pour une part considérable, qu'à se prémunir ou à se fortifier contre cette crainte, il n'a cependant jamais demandé d'aide contre la mort à la religion. « Il n'est rien de quoi je me sois dès toujours plus entretenu que des imaginations de la mort, voire en la saison la plus licencieuse de mon âge, Iucunda quum ætas florida ver ageret. Parmi les danses et les jeux, tel me pensait empêché à digerer à part moi quelque jalousie ou l'incertitude de quelque espérance, cependant que je m'entretenais de je ne sais qui, surpris les jours précédens d'une fièvre chaude et de la mort... et qu'autant m'en pendait à l'oreille. » [Essais, I, 20, 1580.] Et il est vrai qu'à la longue, et à force de méditer sur ce thème favori que << philosopher, c'est apprendre à mourir, » il a fini par se composer, en présence de la menace quotidienne de la mort, une assez belle attitude, mais c'est la philosophie qui l'y a amené, ce n'est pas la religion. On peut dire, d'un autre côté, que, s'il a bien senti, et, autant que personne, démontré, soutenu, défendu l'importance des idées religieuses, j'entends leur importance politique et sociale, c'est assurément une manière de faire l'apologie de la religion; mais, pour le chrétien, c'est une apologie qui n'en est vraiment pas une, à cause qu'elle pourrait tout aussi bien être l'apologie du bouddhisme et de l'islamisme, et généralement de toutes les religions qui sont, comme le christianisme, des << civilisations » en même temps que des religions. Et enfin ne faut-il pas ajouter que sa manière de poser la question religieuse est d'un pur << païen, » s'il n'y va pour lui, comme pour les philosophes de l'antiquité, que de ce qu'ils appelaient «< le souverain bien, » ou en d'autres termes de « la vie heureuse? » Une religion qui, comme la chrétienne, doit être et est en effet avant tout une règle impérative de conduite, Montaigne n'y a vu que la matière de l'Apologie de Raymond de Sebonde; et les juges les plus désintéressés hésitent encore sur le vrai sens du « document. >> Quoi donc, alors, et si ce n'est ni de « se peindre lui-même, » ni d'ajouter un système de philosophie à tant d'autres, ni de présenter une «< apologie de la religion chrétienne, »> ni enfin, et aussi n'en avons-nous point parlé seulement, - de prendre parti entre les huguenots et les catholiques de son temps, quel a donc été le dessein de Montaigne; et comment, car c'est là le véritable intérêt de la question, comment faut-il lire les Essais? Nous répondrons qu'il faut les lire comme on lirait une «< enquête; » et, dans Montaigne lui-même, il ne faut voir, sans y chercher tant de mystère ni de profondeur, qu'un incomparable «< curieux. » Nous disons un « curieux, » nous ne disons pas un <«< dilettante, » ce qui est presque la même chose, dans le langage du monde, mais ce qui est pourtant, au fond, bien différent. Le dilettante ne cherche dans la satisfaction de sa curiosité que l'amusement de son dilettantisme, mais un « curieux » et, surtout un curieux tel que Montaigne, se propose toujours quelque objet ultérieur à sa curiosité. Cet objet est sans doute un peu vague et un peu flottant; le dessein n'en a rien de géométrique ou de didactique. Également curieux de la nature et de l'homme, de lui-même et des autres, des opinions des philosophes et de la diversité des mœurs, des événemens de l'histoire et de ceux de la vie commune, Montaigne est curieux de trop de choses à la fois, pour que sa curiosité se pose et se détermine, et en se déterminant, se limite. Mais il a cependant son dessein, très assuré, s'il n'est pas très net, et ce dessein n'est autre que de pénétrer tous les jours plus avant dans la connaissance de lui-même et de l'homme. Je crois qu'il convient d'insister sur ce point. III Il ne semble pas en effet que ce fût un dessein bien original ni bien neuf, aux environs de 1575, que de se proposer d'étudier l'homme. Quel est, demanderait-on volontiers, le grand écrivain qui ne s'est point proposé d'étudier l'homme; et s'ils ne contenaient rien d'autre ni de plus qu'une étude de l'homme, les Essais seraient-ils les Essais? Mais, précisément, ce n'était point l'avis de Montaigne, qu'on eût fait avant lui ce qu'il allait tenter, et, à cet égard, il disait, non pas dans sa première édition, ni |