jusqu'au fond de ses os; enfin le pauvre enfant s'est trouvé dans une très-parfaite santé: il a passé le mois d'Août tout entier avec moi dans cette solitude que vous connoissez; nous étions seuls avec le bon Abbé, nous avions des conversations infinies, et cette longue société nous a fait un renouvellement de connoissance, qui a renouvellé notre amitié. Il s'en est retourné chez lui avec un fonds de philosophie chrétienne chamarrée d'un brin d'anachorète, et sur le tout une tendresse infinie pour sa femme, dont il est aimé de la même façon, et qui fait en tout l'homme du monde le plus heureux, parce qu'il passe sa vie à sa fantaisie. Nous avons vingt fois parlé de vous avec amitié et avec un goût extrême, et dit vingt fois, écrivons-lui, je le veux, je vous en prie; et sur le point de nous donner ce plaisir, un démon vient qui nous jette une distraction, et qui nous ôte cette bonne pensée. Que peut-on faire à ces sortes de malheurs, mon pauvre Monsieur? peut-être connoissez-vous le chagrin d'avoir de bonnes intentions sans les exécuter. Je crains que notre cher jaloux ne compte dans sa tête d'aller passer l'hiver avec vous : vous en serez bien aise, vous en rirez, et j'en pleurerai car c'est une si intime confiance : et une si véritable amitié, que celle que j'ai pour lui, qu'on ne peut perdre la présence d'un tel ami, sans s'en appercevoir à tout moment; mais M. de Vardes, qu'il est charmé de suivre, nous le ramenera, comme il nous l'enlève. J'aime que cet attachement continue, vous y ferez fort bien, et je compte beaucoup pour notre ami le plaisir de vous revoir, et de se renouveller dans votre cœur. M. de Vardes ne m'a point assez conté ce que vous ne me dites point; rien n'est sûr que de l'écrire soi-même, comme vous voyez. Je ne vous écris pas souvent; mais vous m'avouerez que quand je m'y mets, ce n'est pas pour peu. LETTRE DE MONSIEUR CORBINELLI. Mercredi, 22 Septembre 1688. RIEN, Monsieur, n'est mieux pensé, ni n'a jamais été mieux écrit que le raisonnement de votre lettre. Le monde d'ici improuve que M. de Vardes ne m'ait rien laissé; je suis ravi que ce sentiment soit conforme à celui qu'on a eu en Languedoc sur ce point. Je réponds à cela que je n'étois nullement serviteur, et encore moins l'ami du dernier Vardes, j'entends de celui qui avoit succédé au premier: il y avoit un an que le premier m'avoit honoré dans son testament; mais le dernier l'avoit fait déchirer vingt-cinq jours avant sa mort. C'étoit deux personnes de caractères différens en bien des choses, et sur-tout sur ce qui me regardoit. Si le premier avoit pu survivre au dernier, il se seroit moqué de son successeur sur ce chapitre, comme sur bien d'autres; il étoit comme tombé, non pas dans le délire, mais en extravagance. Son dessein étoit d'aller achever de vivre en Languedoc, et ce désir étoit devenu sa passion dominante, après laquelle marchoit l'amour pour.... et la haine pour son gendre: elle étoit plus que.... Ces trois passions l'ont accompagné devant le tribunal de Dieu, où il n'a pu défendre la première que par la spiritualité de la seconde; pour la troisième, je ne sais dire autre chose que le mot de Juvénal, et je le dis de la part de Dieu: dic, Quintiliane, colorem. Quelqu'un me dit quinze jours avant sa mort, qu'il avoit assuré qu'il ne me pardonneroit jamais de lui avoir donné un tel gendre. Je répondis que son gendre ne me pardonneroit jamais de lui avoir donné un tel beaupère. Je priai celui qui m'en parloit de le lui dire de ma part; et, entre nous, j'avois résolu de ne le plus voir, et de lui mander que, dès qu'il se plaignoit de moi, il jouiroit de mon absence jusqu'à ce qu'il m'eût demandé pardon de ses plaintes. La mort a calmé cette tempête, et j'ai gagné par elle un repos auquel je ne m'attendois pas. On parle ici d'attaquer la donation qu'il a faite à Madame D..... ; mais il n'y a nulle apparence de réussir, parce que si, d'un côté, la coutume réduit les donations sur le pied des testamentaires, et les déclare nulles quand elles sont faites pendant la maladie dont meurt le donateur, la même coutume les approuve quand elles ne sont faites que des acquêts. Adieu, mon ami, l'honneur de vos bonnes graces, sans préjudice des rancunes qu'inspire la jalousie. DE MADAME DE SÉ VIGNÉ. On n'a plus guère à dire quand on vient après quelqu'un qui a si bien dit ; j'ai pourtant à vous redresser sur ce qu'on vous avoit dit que Madame D.... avoit eu, outre la donation, de la vaisselle d'argent, et deux mille pistoles : cela n'est point vrai du tout: au contraire, il voulut lui donner quelque argent pour s'en retourner elle s'enfuit si brusquement d'auprès de lui, que, comme : il étoit assez mal, on crut qu'elle couroit au secours, et qu'il expiroit; mais dans la vérité, elle fuyoit une sorte de présent qui lui faisoit horreur avec ces circonstances. Je vous ai déjà mandé que cette personne avoit été trouvée aimable dans ce pays-ci: son accent, ses manières, ses naïvetés même, ont été prises en bonne part, et cela confirme puissamment ce que vous dites si bien, que nos yeux ne sont point ceux qu'on devroit avoir, si nous regardions les choses comme des Chrétiens; mais la mode en est tellement passée, que les plus honnètes femmes n'en ont pas même conservé les discours. Adieu, mon cher Président : plaignez-moi, ma fille s'en va en Provence, j'en suis accablée de douleur: il est si naturel de s'attacher et de s'accoutumer à la société d'une personne aimable, et qu'on aime chèrement, et dont on est aimé, qu'en vérité c'est un martyre que cette séparation. Encore si nous pouvions espérer de nous revoir encore un jour à Grignan, ce seroit une espèce de consolation: mais hélas ! cet avenir est loin, et l'adieu est tout proche. Nous reverrons donc bientôt ici M. de la Trousse. J'ai dit à M. de Carcassonne la joie que vous avez du bon succès de sa harangue au Roi il est vrai Tome X. H |