quoique Montaigne y puisât encore très fréquemment, mais pour des raisons autres que celles qui lui faisaient aimer Socrate. Montaigne ne se sentait pas porté par nature vers Cicéron. Il trouvait sa philosophie flottante, indécise, mal faite pour convaincre et pour servir de guide. Fussé-je mort moins allègrement avant d'avoir lu les Tusculanes? » se demandait Montaigne. Et sa réponse est négative, tant il trouve que les raisonnements de Cicéron sont à côté du sujet, tournent autour du pot ». Les reproches de Montaigne à Cicéron s'adressent aussi bien à l'homme qu'à l'écrivain, au caractère comme au talent. Il le trouve ambitieux et faible, car Montaigne admire la force d'autrui et note volontiers les traits de décision, non pour les imiter, il est vrai. Selon Montaigne, Cicéron était bon citoyen, débonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gosseurs tel qu'il était, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avait, sans mentir, beaucoup ». Le jugement est dur; il le serait davantage venant d'un homme sacrifiant moins à son repos que Montaigne. Ne prenons donc pas ces paroles au pied de la lettre. Montaigne a plus souvent recours à Cicéron qu'on ne serait tenté de le croire après cela. Qu'il s'y complût ou non, Montaigne avait profondément étudié Cicéron, et il en tira plus de profit qu'il ne l'avoue. Son éducation avait été toute cicéronienne; - nous savons combien elle l'était au Collège de Guyenne. Cicéron régnait partout comme un maitre incontesté de beau langage, véritable modèle de la jeunesse. Plus tard, en dépit qu'il en eût, Montaigne revint à Cicéron. C'était un MONTAIGNE I. 20 retour peu enthousiaste; les rancunes de l'écolier se retrouvaient dans ce tardif hommage. Mais la nature des deux hommes, malgré ses divergences, n'était pas assez dissemblable pour les séparer tont à fait. Sans doute, Cicéron est avant tout un orateur et Montaigne un penseur. Si le premier donnait trop d'importance à la parole, à laquelle il devait ses plus beaux succès, le second négligeait moins qu'il ne le confesse le soin de son style. Trop oratoire, parfois boursouflée, combien la science de Cicéron est variée, attrayante! Montaigne lui doit bien des traits, bien des exemples qu'il transporte dans son livre, comme il lui emprunte bien des réflexions morales, bien des enseignements ingénieux. Tour à tour rhéteur et écrivain épistolaire, orateur et historien, Cicéron manque souvent de nerf; il ne sait pas être court, et ses éloquents défauts le suivent dans tous ses ouvrages. Cela suffit-il pour justifier les reproches exagérés de Montaigne ? Montaigne prend Cicéron à partie avec une sorte d'antipathie personnelle. On dirait qu'il veut lui faire porter la peine d'avoir accaparé sa jeunesse. On sent la mauvaise humeur, l'impatience d'un homme qui entend trop unanimement prôner quelqu'un. Mais Cicéron possédait Montaigne, le tenait depuis l'école, et les Essais portent l'indéniable témoignage de cette influence profonde. Les deux livres de chevet de Montaigne, ceux qu'il ne se lasse pas de lire et qu'il s'efforce de s'assimiler, ce sont les ouvrages de Sénèque et ceux de Plutarque. Montaigne les pratique avec ardeur, non qu'il juge l'un ou l'autre plus grand que Platon ou même que Cicéron, mais parce que leur manière lui plait davantage, qu'il goûte mieux leurs propos. Sénèque et Plutarque traitaient la philosophie comme Montaigne le souhaitait développant un point de morale dans une lettre ou dans un court traité, ils épuisaient leur sujet en quelques pages, sans qu'il fût besoin, pour les suivre jusqu'au bout, d'un grand effort d'attention et sans perdre le temps à des prolégomènes oiseux. Aussi Montaigne les affectionne-t-il particulièrement l'un et l'autre. A deux reprises différentes, il les met en parallèle, dans les Essais, et il balance si bien leurs mérites et leurs défauts, qu'on ne saurait dire de quel côté penchent les préférences. Si Plutarque est plus uniforme et constant », Sénèque est « plus ondoyant et divers ». Plutarque a << les opinions douces et accommodables », Séneque les a« plus commodes et plus fermes ». Le premier ravit notre jugement », et l'autre le gagne ». Si quelqu'un ose comparer à Sénèque le cardinal de Lorraine, Montaigne s'y oppose, comme il défend Plutarque contre les attaques de Jean Bodin. Les termes alternent si bien qu'il est malaisé de dire la prédilection de Montaigne ou s'il en eut une. Mais en y regardant de près, on peut déterminer ce que Montaigne prit à l'un et à l'autre, à Sénèque et à Plutarque, ce qu'il recherchait le plus volontiers dans la lecture de leurs ouvrages. On le sait, il ne faut pas espérer trouver dans Sénèque le corps de la doctrine stoïcienne. Jamais les stoïciens ne furent des moralistes bien systématiques, et Sénèque ne parait pas l'avoir été davan tage; il est vrai que ses livres dogmatiques sont perdus. Dans ses petits traités, dans ses lettres, qui sont, aux yeux de Montaigne, la plus belle partie de ses écrits et la plus profitable », Sénèque ne se montre pas comme un philosophe de profession qui tient école, mais bien comme un sage exerçant une influence philosophique étendue, une sorte de confesseur laïque consulté sur des cas de conscience qu'il discute et résout à sa façon. Donnant à des personnes assez diverses des conseils à suivre, Sénèque devait être clair et pratique : il ne pouvait se perdre dans un dogmatisme qui eût été hors de saison. C'est pour cela qu'il plaît à Montaigne; il le séduit par la variété de ses aperçus, par la souplesse de sa méthode, qui se plie si bien aux besoins de chacun. Grand connaisseur du cœur humain, Sénèque sait en analyser les faiblesses et proportionner les secours à chaque cas. Il ne prêche pas une morale abstraite, il formule des régles de conduite. Sa correspondance n'est qu'une suite de consultations. Elle devait retenir Montaigne par ce sentiment du devoir possible. Pour n'éloigner personne, Sénèque donne à la vertu un tour aisé, aimable; il ne demande pas les renoncements héroïques, les sacrifices hors de portée. Sa sagesse s'accommode du monde, et il n'expose pas les dogmes de l'école dans toute leur raideur. Aussi Montaigne ne s'effrayait pas d'un stoïcisme atténué de la sorte; il lui agréait d'être vertueux à si bon compte. Montaigne adore Sénèque, et c'est à peine s'il indique d'un trait les défauts de cette philosophie qui « nie d'abord pour se raidir et s'assurer ». Comme Calvin ou comme Malherbe qui aimaient le style de Sénèque, Montaigne ne se déplaît pas aux redites de l'écrivain, à ces belles raisons, parfois puériles, s'enchaînant l'une à l'autre avec une symétrie si calculée, à ce papillotage de style à facettes, contourné et ingénieux jusqu'à la fatigue. Ce n'est assurément pas Montaigne qui aurait dit de Sénèque ce qu'en dit Malebranche: « que son style ressemblait aux danseurs, qui finissent toujours là où ils ont commencé. » Montaigne savourait ces finesses dans l'original et sans le secours d'un intermédiaire. Il n'en est pas ainsi pour Plutarque; Montaigne ne le lisait que depuis qu'il était « français », c'est-à-dire depuis qu'Amyot l'avait mis, en le traduisant, à la portée de tout le monde, en France. L'entreprise d'Amyot avait été longue, mais la fin coïncidait avec le commencement des Essais1; aussi Montaigne avait-il pu venir puiser, dès l'abord, à cette source nouvelle. Il s'y abreuva avec délices, et nul, dans son siècle, n'a salué avec plus d'enthousiasme que Montaigne l'apparition de cette onde abondante.« Nous autres ignorants étions perdus, confesse-t-il, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier; sa merci, nous osons à cette heure et parler et écrire; les dames en régentent les maitres d'école : c'est notre bréviaire.» Le mot est juste et pittoresque. La traduction d'Amyot fut bien le bréviaire de Montaigne. Personne ne comprit mieux que lui les gràces de l'esprit d'Amyot, et ne le loua de meilleur cœur, bien qu'il 1. La première édition de la traduction française des Vies des hommes illustres de Plutarque par Aymot parut en 1559, et celle des OEuvres morales en 1572 seulement. |