rer ses Annales et ses Histoires. Malheureusement, elle nous manque presque entièrement. Ce que nous savons sur lui se réduit à quelques mots que l'on trouve dans ses propres ouvrages et quelques autres que nous lisons dans les lettres de Pline, son ami. Si faibles pourtant que soient ces notions, elles ont leur importance; elles nous font connaître que Tacite appartenait à la classe de ces nouveaux sénateurs introduits par Vespasien dans la curie, dont le beaupère de notre historien, Agricola, fut sous Domitien le représentant le plus illustre. Elles nous indiquent aussi que Tacite avait pris pour modèle cet Agricola auquel il a consacré des pages tour à tour sublimes et touchantes. C'était, à ses yeux, le type de l'honnête homme et du parfait citoyen. Il l'avait dans la pensée, autant que la pensée de l'homme peut s'attacher à un même objet, lorsqu'il repassait dans sa mémoire les fautes, les crimes et les hontes qui n'avaient presque pas cessé de souiller l'Empire romain depuis la mort d'Auguste jusqu'au règne heureux de Trajan. Cette grandeur modeste et sans faste, cette modération constante qui se préoccupait beaucoup plus de rendre des services que d'en avoir le mérite apparent, d'écarter doucement le mal que de le combattre ouvertement sans chance de succès, une certaine réserve politique sachant se plier aux circonstances jusqu'au point où commencerait la complicité dans le crime et dans l'infamie, voilà ce qu'il approuvait, ce qu'il admirait, ce qu'il recommandait à l'imitation des hommes d'État. <<< Que les admirateurs de tout ce qui brave le pouvoir, dit-il, apprennent que, même sous de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et que la déférence et la soumission, si le talent et la vigueur les accompagnent, mènent aussi bien à la gloire que cette témérité qui, sans fruit pour la République, se jette à travers les précipices et semble briguer l'honneur d'une mort éclatante1. » Cette témérité, il l'appelle quelquefois de l'ambition, de l'intrigue, donnant à ce mot un sens bien éloigné de celui qu'il avait jadis. Il 1. Agricola, 42. 8. SÉRIE. - TOME Χ. 6 reproche à Helvidius Priscus, au grand caractère duquel il rend pourtant hommage, de ne s'ètre pas assez dépouillé de cette passion de la gloire, ajoutant d'ailleurs que c'est la dernière dont le sage se dépouille 1. Il y a dans un autre endroit presque un mot de blame contre Musonius Rufus, cet illustre adepte de la doctrine du Portique. « Mêlé parmi les soldats, dit-il, il allait dissertant sur les biens de la paix et les dangers de la guerre et faisait la leçon à des disciples armés. Il fit rire les uns, fatigua le plus grand nombre, et il ne manquait pas de gens qui allaient courir sur lui et le fouler aux pieds si lui-même, cédant aux avis des plus sensés et aux menaces des autres, n'eût laissé là sa morale intempestive. » Musonius eût pourtant péri là pour une noble cause, et qui sait si sa mort n'eût pas arrêté ses concitoyens prêts à s'entr'égorger, comme celle du moine Télémaque, descendant dans l'arène pour y empêcher que le sang coulât, a mis fin, dit-on, aux combats de gladiateurs? On sait aussi quels éloges Tacite décerne à ce Lépidus qui sut vivre en paix avec Tibère sans figurer parmi ses adulateurs 3. C'est ainsi qu'un sénateur romain devait, suivant lui, remplir son rôle depuis que le gouvernement républicain avait fait place à l'Empire, et je ne doute pas qu'il ne l'ait rempli ainsi sous le règne de Domitien 4. 1. Hist., IV, 6. 2. Ibid., III, 81. 3. Ann., IV, 20: «Hunc ego Lepidum, temporibus illis, gravem et sapientem virum fuisse comperio. Nam pleraque ab sævis adulationibus aliorum in melius flexit, neque tamen temperamenti egebat, cum æquabili auctoritate et gratia apud Tiberium viguerit. Unde dubitare cogor, fato et sorte nascendi, ut cetera, ita principum inclinatio in hos, offensio in illos; an sit aliquid in nostris consiliis, liceatque inter abruptam contumaciam et deforme obsequium pergere iter ambitione et periculis vacuum. » 4. De même, bien qu'il repousse à la fois l'adulation et la diffamation, les historiens adulateurs lui paraissent, en somme, préférables à ceux qui, sous prétexte de juger avec une liberté sévère les actes dont ils entretiennent leurs lecteurs, se montrent toujours et partout détracteurs et envieux. Ils trompent moins la postérité qui sait réformer leurs jugements : « Ambitionem scriptoris facile adverseris; obtrectatio et livor pronis auribus accipiuntur: quippe adulationi foedum crimen servitutis malignitati falsa species libertatis inest. » (Hist., I, 1.) Il fut alors investi de hautes dignités. On l'en accuse. Il garda le silence. On l'attribue à une timidité dans laquelle on serait bien aise de laisser entrevoir un peu de lâcheté. Il était muet alors, dit-on, et plus tard il se vengea la plume à la main. D'autres, présentant la même hypothèse d'une manière plus honorable, s'expriment ainsi : « Pendant les quinze années que dura le règne de Domitien, Tacite s'était contenu. Il avait donné comme tant d'autres sénateurs honnêtes un grand exemple de patience. Aussi avait-il amassé une ample provision de colère et d'indignation. Il écrivit sous Trajan pour se soulager ». Ce serait un nouveau rapport entre lui et le duc de Saint-Simon, avec lequel on le compare souvent. Après une lecture attentive des Annales et des Histoires, j'ai rejeté cette seconde supposition comme la première. Il n'était pas dans la nature de Tacite de raconter froidement. Ce n'est pas un Guichardin. Mais je suis persuadé qu'en écrivant, l'un de ses plus grands soucis était d'être impartial, et qu'il a longuement pesé les accusations dont les Césars sont l'objet dans ses livres, quelques-unes d'entre-elles dussent-elles être mal fondées 1. On ne réfléchit pas assez au mouvement de l'opinion publique après la tyrannie de Domitien. Rappelez-vous la joie féroce que Pline, le plus doux des Romains, manifeste des châtiments infligés aux délateurs dans son panégyrique de Trajan. Joignez-y le récit effrayant du même historien sur la mort de ce sénateur accablé d'infirmités de tous genres, souffrant des douleurs corporelles intolérables, qui, pour mettre fin à sa vie, n'avait attendu que la nouvelle heureuse de l'assassinat du monstre. Au milieu d'esprits ainsi disposés, avec quelle facilité devaient s'accréditer même les récits les plus étranges, quand il s'agissait d'un Tibère, d'un Caligula, d'un Néron ou d'un Domitien! Les Antonins avaient rétabli ce que de nos jours on appellerait la liberté de la presse. Il paraissait sur les précédents Césars des histoires qui n'étaient plus des apologies, mais où l'exagération, les calomnies même tenaient une place considérable. Vous trouvez dans Suétone des spécimens de ce genre de récits, et Suétone n'est qu'un esprit curieux, qui ne manquait naturellement ni de sens ni de critique. Il n'y avait dans son cœur aucun fiel. Combien d'autres, animés d'un courroux violent, désirant plaire à ceux que ce sentiment dominait, ou bien entraînés par la réaction, devaient aller plus loin dans des invectives déguisées sous le nom de narrations historiques! Regardez autour de vous et vous comprendrez ce que je ne veux pas vous dire plus longuement. Les traditions menteuses pullulaient1. Relativement à Tibère, par exemple, on disait que ce prince n'avait favorisé Séjan que pour accomplir par lui la destruction de la maison de Germanicus, perfidement méditée. L'œuvre accomplie, il aurait brisé l'instrument. Suétone s'est fait l'écho de ce bruit. Tacite, lui, attribue la perte d'Agrippine et de ses fils à une erreur réelle de Tibère trompé par son ministre; la mort de Séjan a été, dans son opinion, la juste punition d'un complot qu'il avait formé contre son bienfaiteur 2. 1. C'est, du reste, ce qu'il affirme lui-même au commencement de ses Histoires : « Nec amore quisquam et sine odio dicendus est. >>> D'autres affirmaient que Tibère avait lui-même empoisonné son fils, craignant, sur une fausse dénonciation de Séjan, de périr victime de l'ambition criminelle de ce fils. Tacite se récrie encore. Quel homme de bon sens, en effet, dit-il, aurait pu, sans entendre son fils, lui présenter la mort, et cela de sa propre main, au risque de se préparer d'éternels regrets? Aurait-il renoncé pour un fils, jusqu'alors sans reproche, à sa circonspection ordinaire? La faiblesse de Tibère pour Séjan, et la haine dont l'un et l'autre étaient l'objet, ont seules pu accréditer ces fables monstrueuses, et la renommée se plaît à entourer la mort des princes de tragiques circonstances 1. Si notre auteur admet qu'Agrippine ait voulu s'attacher Néron par un inceste, c'est parce que Cluvius et la plupart des autres historiens s'accordent sur ce point et qu'Agrippine avait déjà donné maintes fois la preuve qu'elle ne reculait devant rien lorsqu'il s'agissait de satisfaire son ambition 2. Mais il refuse d'admettre que Néron ait pensé à ce crime parce qu'un seul écrivain, Fabius Rusticus, le lui impute. Suétone, au contraire, ne doute pas qu'il ne l'ait commis3. 1. La difficulté que rencontrait l'historien de connaître la vérité sur les faits nous est signalée par Tacite en particulier dans le passage suivant. Après avoir parlé du procès de Pison, il ajoute: « Is finis fuit ulciscenda morte Germanici non modo apud illos qui tum agebant, etiam secutis temporibus, vario rumore jactata. Adeo maxima quæque ambigua sunt, dum alii quoquomodo audita pro compertis habent, alii vera in contrarium vertunt, et gliscit utrumque posteritate. » (Ann., III, 19.) 2. Ann., IV, 1. L'exemple que nous citons en dernier lieu nous permet d'observer un procédé familier à Tacite. Quand il doute, il met les affirmations contraires en présence. Si ce doute est absolu, il les mentionne sans se prononcer; s'il penche d'un côté, il donne le motif de ses préférences. Dans le vingtième chapitre du treizième livre de ses Annales, il oppose Fabius Rusticus à Pline et à Cluvius. Suivant le premier, Néron, se croyant menacé d'une conspiration de sa mère, aurait soupçonné Burrhus d'y être entré et il aurait voulu lui donner un successeur; le crédit de Sénèque aurait évité cette disgrâce au préfet du prétoire. Au contraire, les seconds affirment qu'il ne s'éleva jamais le moindre doute sur la fidélité de Burrhus. « Il est certain, dit à ce sujet Tacite, que Fabius se montre disposé à louer Sénèque, car il lui devait sa fortune. Pour moi qui suis l'opinion des auteurs quand ils s'accordent, je rapporte leurs récits en citant leurs noms quand ils different. » S'il a suivi cette méthode n'a-t-il pas rempli le devoir d'un historien impartial? Sur l'incendie 1. Ann., IV, 11. 2. Ann., XIV, 2. 3. Suétone, Néron, XXVIII. 4. On peut, en effet, appliquer à ces faits diversement interprétés ce que M. Burnouf (Introduction à la traduction de Tacite) dit des |