Henri III. Biron avait beau protester de ses intentions d'obéir loyalement à son maitre et parler des services rendus, sa présence en Guyenne entravait la politique qu'on y voulait suivre, et, pour ce motif, il importait que le maréchal allat ailleurs. C'est dans de semblables circonstances qu'eut lieu l'élection de maire de Bordeaux, le 1er août 1581. Biron, sentant qu'on voulait le « bailler en holocauste et sacrifier pour apaiser les dieux contraires » 1, et qu'on méditait de l'éloigner, désirait vivement être réélu dans ses fonctions. Une première fois déjà, il avait été continué comme maire de Bordeaux, et de nouveaux suffrages, en resserrant ce lien, eussent peut-être retardé son départ de la Guyenne. Le maréchal s'efforçait donc d'amener ce résultat. Sans se montrer dans la ville, il y faisait défendre sa candidature par ses partisans, se promettant bien de paraitre lorsqu'il en serait besoin. Henri III l'en empêcha, sans doute à l'instigation du roi de Navarre. << Sire, écrit le maréchal au roi de France 2, pour la crainte que j'avais qu'on fit quelque remuement à Bordeaux, à l'élection de cette mairie, j'étais quasi prèt de m'y acheminer, de peur de quelque inconvé nient, afin que je ne fusse en peine de m'excuser, mais ayant reçu les lettres de Votre Majesté et voyant qu'elle y envoie, je me suis arrêté en ce lieu (à Biron), afin que le roi de Navarre ne trouve aucun prétexte. » 1. Lettre de Biron à Henri III, du 27 avril 1581 (Archives historiques de la Gironde, t. XIV, p. 182). 2. Lettre de Biron à Henri III, du 27 juillet 1581 (Ibid., t. XIV, p. 191). MONTAIGNE II. Le plan de cette campagne n'échappait pas à celuici. Henri de Navarre avait les yeux fixés sur Biron, et lui-même écrivait de son côté : « Nous sommes assez avertis (que le maréchal) est maintenant à faire ses pratiques, pour la mairie de Bordeaux, de laquelle il sort ce premier d'août, prétendant se faire continuer ou substituer son fils, ou bien le sieur de Duras ou quelque autre fait à sa poste1. » Ainsi déjoué, Biron ne put réussir ni le père ni le fils ne furent élus. Les Bordelais leur préférèrent Montaigne, et ce choix cadrait trop parfaitement avec les préoccupations du moment pour croire qu'il fut tout à fait spontané. Sans doute, en portant ses suffrages sur Montaigne, le Corps de ville de Bordeaux avait voulu honorer la renommée naissante de son compatriote. Il est permis de croire qu'il n'y eût pas si effectivement songé si on n'avait eu le soin de lui rafraichir la mémoire. Certes, Montaigne ne prit aucune part à la brigue, mais ses amis, le marquis de Trans, Henri de Navarre lui-même, stimulèrent apparemment la bonne volonté des Bordelais et leur rappelèrent les mérites de l'absent l'un et l'autre portaient assez de sympathie à Montaigne pour activer, s'il en fut besoin, une élection qui secondait leurs vues. Henri de Navarre souhaitait la paix et il voulait que les idées de conciliation pénétrassent dans les esprits sous les auspices d'hommes modérés. Il dési 1. Lettre de Henri de Navarre à M. de Bellièvre, du 6 juillet 1581. Lettres missives de Henri IV, publiées par Berger de Xivrey, t. I, p. 286. rait aussi maintenir sa situation en Guyenne et ne se souciait pas que l'apaisement des passions fùt nuisible à son autorité. Pour appliquer la nouvelle politique, il ne fallait pas être antipathique à sa personne. Ne pouvait-il pas compter sur Montaigne à cet égard? Jusque-là, Montaigne ne s'était inféodé à aucun parti et le soin qu'il avait pris de ne servir d'aucun côté ne l'avait rendu suspect à personne. Peut-être qu'il y avait aussi, de la part du roi de Navarre, un calcul plus secret. Bordeaux était la clef de la Guyenne. Maitresse par sa situation du haut et du bas de la Garonne, c'était une position très importante sur laquelle les protestants avaient les yeux fixés; à elle seule, elle valait mieux que toutes leurs autres possessions. Comment ce philosophe, accoutumé jusqu'alors à la vie retirée et fort peu fait pour l'action, allait-il se tirer de ses nouvelles fonctions? Sans doute, le souci de cette place importante ne pesait pas tout entier sur lui seul; pourtant sa charge était assez haute pour qu'un manque de vigilance pùt avoir, dans des circonstances critiques, les conséquences les plus graves. Si le roi de Navarre nourrit jamais l'espoir caché de profiter d'une pareille nonchalance, l'avenir vint le désabuser. Montaigne n'accepta pas sans hésitation d'être maire de Bordeaux. Lui aussi se demanda s'il était bien fait pour une pareille charge, et peut-être l'eûtil refusée si une haute intervention ne l'avait contraint d'accepter. En rentrant chez lui de son voyage d'Italie, le 30 novembre 1581, il trouva une lettre du roi Henri III, du 25 du même mois, qui le pressait de remplir ces fonctions. Déjà nous avons reproduit le texte de cette missive et on a pu voir que le langage en était trop net et, en même temps, trop flatteur pour que Montaigne ne s'y conformat pas aussitôt. Comme Henri de Navarre, le roi de France voyait un grand avantage à ce qu'un homme qui ne s'était pas mêlé aux discordes civiles fùt ainsi placé à la tète de la municipalité bordelaise. Henri III connaissait Montaigne, qui était chevalier de son ordre et gentilhomme de sa chambre et lui avait déjà donné des preuves de son dévouement. Aussi le roi était-il en droit de compter sur le zèle du nouveau maire de Bordeaux. Montaigne accepta donc les fonctions que ses concitoyens lui avaient confiées. Moins de quatre mois après nous le voyons figurer, en sa qualité de maire, dans une enquête au sujet des enfants abandonnés, et, détail à noter, celui qui a été si souvent accusé de ne pas porter d'affection à ces petits ètres y prend leur défense et les protège. Voici à quelle occasion. Lorsque les Pères de la Compagnie de Jésus vinrent s'établir à Bordeaux et entrèrent en possession des bâtiments et des revenus du prieuré de Saint-James, ils n'y avaient été admis que sous certaines conditions dont l'une était de recevoir les enfants trouvés et de les faire élever à leurs frais. Les Jésuites n'assumèrent pas longtemps cette charge et s'en acquittèrent assez mal. Peu après, ils passaient contrat pour un prix modique avec un nommé Noël Lefèvre, qui s'engageait, moyennant une redevance de quarante écus par an, à assurer l'élevage des enfants abandonnés. Celui-ci apporta moins de conscience encore à accomplir ses engagements, si bien qu'il s'ensuivit une assez grande mortalité des nouveau-nés. C'est alors que le Corps de ville s'émut et se réunit pour interroger Lefèvre. Les réponses de celui-ci ayant été fort peu satisfaisantes, le maire et les jurats édictèrent des mesures très sensées pour s'assurer que les enfants trouvés recevraient une nourriture suffisante, donnée par des personnes honorables, et pour empêcher qu'il y eût des suppressions à l'avenir. Cette délibération fait le plus grand honneur à ceux qui la prirent et ouvre dignement l'administration de celui qui l'inspira 1. Pourtant, après être demeuré si longtemps éloigné de chez lui, Montaigne prenait plaisir à se retrouver là où s'étaient écoulées les années les plus heureuses de son existence; il avait besoin de reprendre possession de lui-même et de se retremper dans un repos réparateur. La première lettre de lui en qualité de maire qui nous soit parvenue est destinée à excuser son absence auprès des jurats de la ville de Bordeaux.<< Vous avez mis tout l'ordre qui se pouvait aux affaires qui se présentaient, leur écrit-il le 21 mai 1582, c'est-à-dire plus de cinq mois après sa rentrée à Montaigne. Les choses étant en si bons termes, je vous supplie excuser encore pour quelque temps mon absence que j'accourcirai sans doute 1. Ernest Gaullieur, Histoire du Collège de Guyenne, p. 359 et 565. Décision du 13 mars 1582. 2. Découverte par M. Gustave Brunet aux Archives de la ville de Bordeaux et publiée par lui dans le Bulletin du Bibliophile, juillet 1837. Voy. aussi Champollion-Figeac, Documents inédits, t. II., p. 484; Dr Payen, Documents inédits ou peu connus sur Montaigne, 1847, p. 19; Vie publique de Montaigne, p. 245. Grün, |