Sienne, Lucques et remonte vers le nord. Parvenu à Sarzana, il se demande s'il fera un crochet vers Gènes pour se rendre à Milan; mais, outre que les chemins ne sont pas sûrs, il ne veut pas trop se détourner de sa route. Montaigne traverse Pontremoli. Fornoue, Plaisance, Marignan et Pavie, et atteint Milan le jeudi 26 octobre. Il n'y reste qu'un jour; d'ailleurs, la ville ressemble assez à Paris et a beaucoup de rapports avec les villes de France. On n'y trouve pas les beaux palais de Rome ou de Florence, mais elle l'emporte en grandeur et l'affluence des étrangers n'y est pas moindre qu'à Venise. De là, Montaigne se dirige sur Turin, qu'il trouve ni trop bien bati ni trop agréable, et, cette étape franchie, le voyageur n'a guère plus qu'à passer les Alpes pour atteindre la France. Maintenant Montaigne se hàte, et à mesure qu'il s'approchera de chez lui, la longueur du trajet lui paraitra plus ennuyeuse. La dernière émotion est de gravir le mont Cenis, cncore est-elle fort peu dangereuse « c'est un plaisant badinage, mais sans hasard aucun ». « Je passai, nous dit-il, la montée du mont Cenis moitié à cheval, moitié sur une chaise portée par quatre hommes, et autres qui les rafraichissaient. Ils me portaient sur leurs épaules. La montée est de deux heures, pierreuse et malaisée à chevaux qui n'y sont accoutumés, mais autrement sans hasard et difficulté; car la montagne se haussant toujours en son épaisseur, vous n'y voyez nul précipice ni danger que de broncher. Sous nous, au-dessus du mont, il y a une plaine de deux lieues, plusieurs maisonnettes, lacs et fontaines, et la poste; point d'arbres, ou bien de l'herbe et des prés qui servent en la douce saison. Lors, tout était couvert de neige. » De ce côté-ci des monts, Montaigne traverse Chambéry, passe le Rhône et va à Lyon par SaintRambert. Lyon lui plut beaucoup, aussi y séjournat-il une semaine entière; mais cette distraction fut la seule qu'il s'accorda. Reprenant aussitôt sa route, il traverse la petite ville industrieuse de Thiers, renommée pour ses fabriques de couteaux et de cartes à jouer, et passe à Clermont-Ferrand et à Limoges, où il s'arrête légèrement. Enfin, après avoir traversé Périgueux, il arrivait à Montaigne le jeudi 30 novembre 1581, après une absence qui avait duré, ainsi qu'il le constate lui-même, dix-sept mois et huit jours. L'année précédente, à pareil jour, il entrait à Rome. Si, en débarquant chez lui, Montaigne conservait encore l'espoir de se soustraire à l'honneur dont les suffrages de ses compatriotes l'avaient investi et qui avait hâté son retour, son illusion dut être de courte durée. En effet, le roi de France était intervenu pour manifester son sentiment sur cette désignation et dire comment il entendait que les choses se passassent. Henri III, qui ignorait le retour de Montaigne et le croyait toujours en Italie, lui écrivit une lettre qui ne laissait subsister aucun doute à cet égard. Monsieur de Montaigne, disait le roi, pour ce que j'ai en estime grande votre fidélité et zélée dévotion. à mon service, ce m'a été plaisir d'entendre que vous ayez été élu major de ma ville de Bordeaux, ayant eu très agréable et confirmé ladite élection et d'autant plus volontiers qu'elle a été faite sans brigue et en votre lointaine absence. A l'occasion de quoi mon intention est, et vous ordonne et enjoins bien expressément, que sans délai ni excuse reveniez au plutôt que la présente vous sera rendue faire le dù et service. de la charge où vous avez été si légitimement appelé. Et vous ferez chose qui me sera très agréable, et le contraire me déplairait grandement » 1. C'était un ordre formel et sans réplique ; il n'y avait qu'à se soumettre c'est ce que Montaigne fit. 1. Paris, le 25 novembre 1581. Suscription: à Monsieur de Montaigne, chevalier de mon ordre, gentilhomme ordinaire de ma chambre, estant de présent à Rome. Découverte par Buchon aux archives de Bordeaux, cette lettre a été publiée par lui dans sa notice littéraire sur la Chronique des seigneurs de Foix et de Béarn. Voy. aussi Champollion-Figeac, Documents historiques inédits, t. II, p. 483; le Dr Payen, Documents inédits sur Montaigne, p. 28; Grün, Vie publique de Montaigne, p. 209. CHAPITRE II MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX En quel état Montaigne trouva-t-il les choses à Bordeaux et en Guyenne, au retour de son long voyage? Comment son élection s'était-elle effectuée? Pourquoi ses concitoyens l'avaient-ils choisi pour maire, lui absent, et fort peu soucieux d'accepter une pareille charge? Pourquoi enfin le roi lui-même intervint-il et commanda-t-il au nouvel élu de se soumettre aux suffrages du Corps de ville de Bordeaux? Nous essaierons de le dire et de déterminer quelle était la situation en Guyenne au moment de cette entrée en fonctions. Le maréchal de Biron, auquel Montaigne allait succéder comme maire de Bordeaux, avait mécontenté à peu près tout le monde. Les Bordelais lui reprochaient de les traiter avec une rigueur parfois hors de saison et voyaient sans regrets approcher la fin de cette magistrature. Les derniers mois furent pleins de tiraillements. Ses qualités mêmes suscitaient des ennemis à Biron très valeureux, trop ardent à la lutte, sa vaillance lui avait aliéné le roi de Navarre et la reine Marguerite. Ceux-ci ne s'entendaient guère entre eux; tous deux s'unirent pourtant pour combattre Biron. Chargé de s'opposer aux empiétements du roi de Navarre, le maréchal l'avait fait avec beaucoup de courage et une fortune assez heureuse pour qu'Henri de Navarre ne lui pardonnȧt pas des avantages, d'ailleurs fort honorablement acquis. Leur caractère était aussi bouillant, aussi téméraire, et, comme dit Brantôme, « de capricieux à capricieux et de brave à brave, malaisément la concorde y règne ». Quant à la reine, Biron, un jour, lui manqua gravement d'égards : passant avec sa troupe sous les murs de Nérac, où Marguerite se trouvait alors, il avait fait tirer trois coups de canon sur la ville. A bon droit offensée de cette hardiesse, la reine en garda à son auteur un vif ressentiment. L'effet de ces animosités ne tarda pas à se ressentir. Le vent était maintenant à la pacification. Harcelé par Biron, Henri de Navarre avait dû faire intervenir le duc d'Anjou auprès du roi de France. Sur les instances de sa sœur bien-aimée la reine Marguerite, le duc d'Anjou avait bien voulu s'entremettre, et il eut au Fleix, chez le marquis de Trans, une conférence avec son beaufrère le roi de Navarre. Les résultats en furent pacifiques. Henri III, qui ne savait plus guère quel moyen employer pour mettre fin aux troubles et qui passait alternativement de la rigueur à l'indulgence, accepta cette trêve avec empressement. Seul, Biron ne s'en montra pas satisfait. Mécontent sans doute de voir lui échapper le fruit des avantages acquis par sa bravoure, trop ardent pour savoir se contenir dans ses ambitions, il envoyait sans cesse au roi des nouvelles alarmantes. On l'accusait même de stimuler par-dessous mains le zèle des catholiques et de favoriser leurs entreprises, ce qui irritait |