« Richelieu, qui lui fit un compliment, tout de vieux mots qu'il avait pris dans son Ombre. Elle vit bien que le cardinal voulait rire : « Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle, mais riez, grand génie, riez: il faut que tout le monde contribue à votre divertissement. > Le cardinal, surpris de la présence d'esprit de cette vieille fille, lui demanda pardon et dit à Boisrobert: Il faut faire quelque chose pour Melle de Gournay. Je lui donne deux cents écus de pension. Mais elle a des domestiques, dit Boisrobert. Et lesquels? reprit le cardinal. - Melle Jamyn, répliqua Boisrobert, batarde d'Amadis Jamyn, page de Ronsard. Je lui donne cinquante livres par an, dit le cardinal. Il y encore ma mie Piaillon, ajouta Boisrobert; c'est sa chatte. Je lui donne vingt livres de pension, répondit l'éminentissime. Mais, monseigneur, elle a chatonné, dit Boisrobert. Le cardinal ajouta encore une pistole pour les chatons. » L'anecdote est jolie et a fait son chemin. Elle peint bien, en tous cas, la situation de la vieille fille, plaisantée même par ceux qui lui voulaient du bien et sachant désarmer la malice par l'entrain de ses reparties et la verve de sa bonne humeur. On la voit vieillir ainsi tout entière à ses amis, au culte des lettres et au soin de ses commensaux domestiques. Ce sont bien là les sentiments qui remplirent ses derniers jours. Quatre ans avant de mourir, elle publia ses œuvres pour la troisième fois en une édition, comme le dit le titre, << augmentée, revue et corrigée » 1. Ce n'était pas là une mention vaine, car 1. Paris, Jean du Bray, 1641, in-4, de x11 ff. lim. et 996 pp. L'achevé d'imprimer est du 31 août. Melle de Gournay poussait si loin le souci de ses propres ouvrages que la plupart des exemplaires contiennent des corrections autographes qu'elle prenait la peine de faire. Puis, quatre ans après, le jeudi 13 juillet 1645, elle mourut à l'âge de 79 ans, neuf mois et sept jours, et fut inhumée le lendemain dans l'église Saint-Eustache 1. Sa vie avait été longue et bien remplie, tout entière consacrée aux nobles passions, aux lettres et au souvenir de ceux qui les servirent. Elle même s'abandonna aux élans de son âme avec plus d'enthousiasme que de retenue; mais si elle fut souvent irréfléchie, toujours elle resta généreuse et cordiale. 1. Jal, Dictionnaire critique de biographie et d'histoire. 2e édition. 1872, verbo Gournay. CHAPITRE II Melle DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. Pour peu qu'on examine les opuscules dans lesquels Molle de Gournay a exposé ses idées littéraires, on se convainc bien vite qu'elle était surtout, par tempérament, polémiste. Son style, d'ordinaire froid et terne, se colore et s'échauffe aisément sous la poussée des contradictions, et son argumentation, trop souvent pédantesque, s'anime en face de l'adversaire d'un souffle de vie audacieux et éloquent. Sa plume alors, sans y tâcher, trouve des expressions à la Saint-Simon le mot est de Sainte-Beuve et il n'est pas trop fort. Mais, si on y prend garde et si on ne s'arrête pas à l'extérieur de la discussion, on ne tarde pas à reconnaître que les raisons invoquées par la docte fille pour ou contre ses thèses ne sont, pour la plupart, que ses propres sympathies ou ses antipathies généralisées et amplifiées au point de vouloir paraître des règles impersonnelles et abstraites. Cela revient à dire que, si la passion qui inspire toujours Melle de Gournay lui fait trouver fréquemment des traits hardis et neufs à jeter à ses adversaires, elle l'aveugle trop souvent sur le sens et la portée de la lutte dont l'ensemble échappe à ses regards obscurcis. Au reste, qu'on ne s'y méprenne MONTAIGNE II. 24 pas les raisons générales qu'elle invoque avaient peu de valeur pour elle. Si elle prit la défense obstinée, intransigeante, du passé, c'est qu'il plaisait à sa nature généreuse de rester la gardienne fidèle de deux tombeaux. Pour elle, la gloire de jadis se résume en deux noms, auxquels elle consacra sa vie avec cette puissance de dévouement que les femmes savent mettre dans leurs affections. Elle aima d'un même amour Montaigne et Ronsard, et quiconque ne respecta pas suffisamment leur renommée devint bien vite l'ennemi personnel de Molle de Gournay. C'est pour de semblables audaces qu'elle réserve toute la colère d'une àme qui ne connaît pas le ressentiment pour les offenses faites à elle-même. Mais, si cette attitude de Melle de Gournay fait grandement l'éloge de son dévouement, elle témoigne moins fort en faveur de son sens critique: on peut dire hardiment que, toute sa vie, son esprit a été la dupe de son cœur. Rapprocher ainsi les deux noms de Montaigne et de Ronsard, brûler d'un même zèle pour deux objets aussi différents, c'était montrer qu'on n'avait compris parfaitement ni l'une ni l'autre de ces deux personnalités et prétendre concilier dans un même sentiment deux génies assez dissemblables pour n'avoir pas à être réunis. En effet, le rôle de Montaigne et celui de Ronsard dans l'histoire de notre littérature, au XVIe siècle, ne fut nullement le même, parce que la poésie ne suivit pas alors la même évolution que la prose. Au temps de Melle de Gournay, la réforme poétique s'était faite brusquement, sous la férule brutale d'un Malherbe, montrant à tous la vraie voie et les y pous sant par la rudesse plus que par la persuasion. C'est presque un coup-d'état contre l'ordre de choses accepté et établi. Par sa poétique et par sa syntaxe, Ronsard est, en effet, plus compliqué que Marot. Quelle que fût la justesse de ses visées et la valeur de ses conquêtes, la Pléiade voulut trop prendre : elle dévoya la langue des vers et la fausse route s'accentuait en se prolongeant. La brusque intervention de Malherbe fit la part de ce qu'il fallait garder ou rejeter et remit les choses en bon chemin. Pour la prose, au contraire, nul changement de front soudain l'évolution fut longue, normale, presque raisonnée. Les chefs de file l'exécutèrent d'eux-mêines tout d'abord, régulièrement, et la marche en avant se trouva tracée ainsi. L'invention verbale de Rabelais, bien que moindre qu'on ne le croit, est assurément plus grande que celle de Montaigne, son lexique plus verbeux, şa syntaxe plus touffue. Plus tard même, on fut bien vite frappé du manque de cohésion du langage de Montaigne et on lui faisait le reproche d'être trop « épais en figures », alors qu'on ne l'adressait pas encore, bien que plus mérité, à Ronsard ou à Du Bartas, ce Ronsard provincial. D'elle-même la prose française prenait conscience de son véritable rôle et s'y préparait graduellement. Aussi, au terme de l'évolution, on trouve Du Vair ou Coëffeteau au lieu d'y voir figurer Malherbe. La différence est capitale, assurément, mais entraînée par son ardeur, Melle de Gournay ne sut pas la voir et cette erreur vicie tout son raison nement. Elle ne comprit pas que tenter de faire une cause |