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force à en remontrer aux ciceroni les plus habiles. Désormais il connaît Rome et il l'apprécie. Après de nombreux examens des ruines, après des heures passées dans l'observation de ces témoins muets des autres àges, il sent toute la grandeur de Rome et il essaie de l'exprimer dans une page qui est un digne hommage à la gloire du lieu.

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«Il disait, c'est le secrétaire de Montaigne qui parle, mais on sent derrière lui son maître qui lui dicte, il disait qu'on ne voyait rien de Rome que le ciel sous lequel elle avait été assise, et la place de son gite; que cette science qu'il en avait était une science abstraite et contemplative, de laquelle il n'y avait rien qui tombât sous les sens ; que ceux qui disaient qu'on y voit au moins les ruines de Rome, en disaient trop; car les ruines d'une si épouvantable machine rapporteraient plus d'honneur et de révérence à sa mémoire; ce n'était rien que son sépulcre. Le monde, ennemi de sa longue domination, avait premièrement brisé et fracassé toutes les pièces de ce corps admirable, et parce qu'encore tout mort, renversé et défiguré, il lui faisait horreur, il en avait enseveli la ruine même. Que ces petites montres de sa ruine, qui paraissent encore au-dessus de la bière, c'était la fortune qui les avait conservées, pour le témoignage de cette grandeur infinie que tant de siècles, tant de feux, la conjuration du monde réitérée à tant de fois à sa ruine, n'avaient pu universellement éteindre. Mais qu'il était vraisemblable que ces membres dévisagés qui en restaient c'étaient les moins dignes, 1. Sans visage, sans forme.

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et que la furie des ennemis de cette gloire immortelle les avait portés premièrement à ruiner ce qu'il y avait de plus beau et de plus digne; que les batiments de cette Rome bâtarde qu'on allait astheure attachant à ces masures antiques, quoi qu'ils eussent de quoi ravir en admiration nos siècles présents, lui faisaient ressouvenir proprement des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voùtes et parois des églises que les huguenots viennent d'y démolir. Encore craignait-il, à voir l'espace qu'occupe ce tombeau, qu'on ne le reconnut pas tout, et que la sépulture ne fût ellemême pour la plupart ensevelie. Que cela de voir une si chétive décharge, comme de morceaux de tuiles et pots cassés, être anciennement arrivée à un monceau de grandeur si excessive, qu'il égale en hauteur et largeur plusieurs naturelles montagnes 1

car il le comparait en hauteur à la motte de Gurson, et l'estimait double en largeur, c'était une expresse ordonnance des destinées, pour faire sentir au monde leur conspiration à la gloire et prééminence de cette ville par un si nouveau et extraordinaire témoignage de sa grandeur. Il disait ne pouvoir aisément faire convenir, vu le peu d'espace et de lieu que tiennent aucuns de ces sept monts, et notamment les plus fameux, comme le Capitolin et le Palatin, qu'il y rangeât un si grand nombre d'édifices. A voir seulement ce qui reste du Temple de la Paix, le long du Forum Romanum, duquel on voit encore la chute toute vive, comme d'une grande

1. Il monte Testaccio. Gurson, château appartenant au marquis de Trans.

montagne, dissipée en plusieurs horribles rochers, il ne semble que de tels bâtiments pussent tenir en tout l'espace du mont du Capitole, où il y avait bien vingt-cinq ou trente temples, outre plusieurs maisons privées. Mais, à la vérité, plusieurs conjectures qu'on prend de la peinture de cette ville ancienne, n'ont guère de vérisimilitude, son plan même étant infiniment changé de forme, aucuns de ces vallons étant comblés, voire dans les lieux les plus bas qui y fussent comme, pour exemple, au lieu du Velabrum, qui pour sa bassesse recevait l'égoût de la ville et avait un lac, s'est haut levé des monts de la hauteur des autres monts naturels qui sont autour de là, ce qui se faisait par le tas et monceau des ruines de ces grands bâtiments; et le Monte Savello n'est autre chose que la ruine du théâtre de Marcellus. Il croyait qu'un ancien Romain ne saurait reconnaître l'assiette de sa ville, quand il la verrait. Il est souvent avenu qu'après avoir fouillé bien avant en terre, on ne venait qu'à rencontrer la tête d'une fort haute colonne, qui était encore en pied au-dessous. On n'y cherche point d'autres fondements aux maisons, que des vieilles masures ou voûtes, comme il s'en voit au-desous de toutes les caves, ni encore l'appui du fondement ancien ni d'un mur qui soit en son assiette. Mais sur les brisures mêmes des vieux bâtiments comme la fortune les a logés, en se dissipanť1, ils ont planté le pied de leurs palais nouveaux, comme sur des gros lopins de rochers, fermes et assurés. Il est aisé à voir que plusieurs rues sont à plus de

1. En se désagrégeant.

trente pieds profonds au-dessous de celles d'à cette heure. »

Tel est le sentiment de Montaigne pour Rome quand il la connait. Ainsi exprimée et résumée, cette impression ressemble à celles dont Montaigne aimait à couvrir la garde de ses livres, après une lecture qui l'avait captivé quelque temps comme au sortir d'un commerce prolongé avec une œuvre maîtresse de l'humanité, Montaigne veut se ressaisir après avoir examiné Rome; il cherche à coordonner et à réunir les mouvements divers qui l'agitent et il dicte à son secrétaire ce premier jugement. C'est l'ébauche hàtive où les émotions du peintre se montrent à vif, palpitantes de sincérité. Dans la suite, nous trouverons les divers traits de cette esquisse enchassés dans les Essais, révisés et mis au point. Maintenant nous surprenons le sentiment de Montaigne voyageur, comme on surprend celui de Montaigne critique, par exemple, sur la garde de son exemplaire de César; on mesure sa passion pour la Rome antique et la mélancolie qui l'envahit en présence de ces restes dont il entend si profondément l'histoire.

Car il s'inquiète peu de la Rome pontificale s'il s'y mèle, c'est parce qu'il n'est pas possible d'y vivre sans s'y mêler, mais non par goût. Ce qu'il en apprendra se sera offert de lui-même plutôt qu'il ne l'aura cherché. Demeurant à Rome, il en faut essuyer les désagréments. La police papale était soupçonneuse et mal faite; elle avait des exigences vexatoires. Montaigne n'en fut pas exempt. A peine débarqué, on lui prend, pour les examiner, les livres qu'il apportait avec lui. Dans le nombre se trouvent

les Essais. Quatre mois après on lui rend ses livres, non sans en avoir retenu quelqu'un et épluché le sien propre. Les critiques qu'on fit des Essais étaient anodines, et celui qui fut chargé de l'examen de l'œuvre paraît l'avoir assez mal comprise. On s'en remit donc à la conscience de l'auteur pour « rabiller » ce qu'il trouverait de mauvais goût. Quand Montaigne vint prendre congé du maëstro del sacro palazzo, on alla plus loin encore dans la voie des concessions; celui-ci me pria, nous dit Montaigne, de « ne me servir point de la censure de mon livre en laquelle autres Français l'avaient averti qu'il y avait plusieurs sottises; qu'il honorait et mon intention et affection envers l'Eglise et ma suffisance, et estimait tant de ma franchise et conscience qu'il remettait à moimême de retrancher en mon livre, quand je le voudrais réimprimer, ce que j'y trouverais trop licencieux, et entre autres choses, les mots de fortune 1». En somme, l'aventure finissait à l'avantage de Montaigne; mal renseignée comme elle l'était parfois alors, l'Église ne censura pas les Essais, et le volume ne fut officiellement mis à l'Index que bien postérieurement, par un décret du 12 juin 1676 2.

Se terminant ainsi, ce procès de tendances ne pouvait amoindrir l'enthousiasme de Montaigne pour

1. On reprochait à Montaigne d'avoir trop souvent employé le mot Fortune, hasard.

2. Catalogue des ouvrages mis à l'Index contenant le nom de tous les livres condamnés par la cour de Rome, depuis l'invention de l'imprimerie jusqu'en 1825, avec la date des décrets de leur condamnation. Paris, 1826, 8°, p. 226. L'ouvrage est interdit ubicumque et quocumque idiomate impressus.

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